Le plus sûr moyen de se fâcher avec sa famille
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Dans la foulée de Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan (1) (Cf. L’air de rien n°79) j’ai lu Le chagrin (2) de Lionel Duroy, autre récit autobiographique qui relate sur 730 pages une douloureuse histoire familiale. L’auteur y raconte la vie d’une famille nombreuse, entre un père pétainiste, antisémite, représentant de commerce bonimenteur, sans le sou mais jamais à court d’arguments pour glisser sur les fins de mois difficiles et une mère aristocrate, catholique, souffrant d’être déclassée, entourés d’une dizaine d’enfants qui tentent de survivre entre deux expulsions de logements et la progressive mais inéluctable dégradation du climat économique et social familial, les faisant passer des beaux quartiers de Neuilly à une sordide banlieue HLM.
Tentons de voir les points de convergence entre ces deux livres et surtout de percevoir là où leurs petites musiques se distinguent, où leurs écritures divergent. Car des ressemblances-dissemblances, il y en a un certain nombre, tant dans la situation vécue durant l’enfance que dans la façon de la raconter. 1. La famille, nombreuse et bouillonnante comme point de départ du récit familial (neuf enfants chez Lucile, la mère de Delphine de Vigan, qui est la troisième de la fratrie ; Lionel Duroy est le quatrième d’une famille de onze enfants). 2. La mort rode dans ces familles : un petit frère meurt accidentellement lorsque Lucile a six ans ; le frère aîné manque de mourir du choléra, donnant pour la vie à Lionel, qui n’a que trois mois, le sentiment d’avoir été abandonné par sa mère (elle quitta en urgence la Tunisie pour faire soigner ce grand frère à Bordeaux où il fut finalement sauvé). 3. La démence des mères : celle de Lionel Duroy y sombre, accusant son mari de ne pas parvenir à maintenir un niveau de vie digne de leur rang, passant ses nerfs sur ses enfants ; celle de Delphine fera plusieurs longs séjours en hôpital psychiatrique à la suite d’actes délirants où elle mit sa vie et celle de ses enfants en danger. 4. Ces parents cabossés fabriquent des enfants pour qui le désir de mourir devient un possible horizon : Delphine fait une grave crise d’anorexie qui la conduit durant trois mois à l’hôpital quand Lionel brûle des feux rouges en moto jusqu’à l’inéluctable accident. 5. Tous deux choisiront l’écriture comme dépassement de leurs souffrances ; tous deux se verront entravés dans l’écriture de leur récit de vie : Lionel s’arrêtant plus d’un an d’écrire au moment de relater l’épisode du choléra attrapé par son frère ; Delphine s’arrêtant d’écrire pendant des semaines après avoir relaté la mort du petit frère de Lucile. 6. Tous deux réaliseront un premier livre autobiographique mal accepté par leurs parents : Priez pour nous (3) que Lionel Duroy publie en 1990 lui vaudra le rejet de sa famille toute entière ; la mère de Delphine de Vigan se considérera injustement dépeinte dans Jours sans faim (4) édité en 2001. 7. Tous deux sentiront la nécessité de revenir sur leur passé par l’écriture d’un second livre plusieurs années après le premier, livres qui sortiront d’ailleurs à peu près à la même époque (2010-2011). 8. Mais là où Delphine de Vigan restera centrée sur le récit de vie de sa mère, Lionel Duroy s’en écartera dès la seconde moitié du livre, orientant son récit sur sa propre vie, même s’il s’emploie à toujours expliquer son présent d’adulte au regard de son passé d’enfant… 9. Et là où Delphine de Vigan pressent peu après avoir commencé l’écriture du livre que nulle vérité sur sa mère ne sortira de sa démarche, hormis celle qu’elle inventera (« telles que j’écris ces phrases, telles que je les juxtapose, je donne à voir ma vérité. Elle n’appartient qu’à moi »), Lionel Duroy, lui, devra parcourir un long et douloureux chemin pour reconnaître que l’écriture est un acte subjectif difficile à conjuguer au pluriel. 10. La conséquence est que frères et sœurs se ligueront contre lui, lui intimant de ne pas publier Priez pour nous faute de quoi il sera exclus de la famille, lui et ses enfants. Quand Delphine de Vigan obtient un soutien inconditionnel de sa jeune sœur : « il faut aller au bout, ne rien laisser dans l’ombre ». 11. « Ecrire sur sa famille est sans aucun doute le moyen le plus sûr de se fâcher avec elle » constate Delphine de Vigan après avoir lu Le chagrin de Lionel Duroy. Dans un précédent livre ayant pour titre Ecrire (5), Lionel Duroy remontait le fil de sa propre écriture jusqu’à sa source originelle. Il se souvient alors que ses premiers écrits datent de l’adolescence : c’étaient des lettres d’insultes et de menaces proférées contre des huissiers ou des organismes qui en voulaient à son père. Il rêvait qu’un jour ses lettres soient publiées dans un recueil.
« En somme, écrire était indissolublement lié dans mon esprit à publier, et je le formule ici pour la première fois, car les deux se confondaient si parfaitement pour moi jusqu’ici que je n’avais pas pris conscience qu’on pouvait écrire sans vouloir être lu. » A lire Lionel Duroy, on découvre combien ses livres génèrent de catastrophes dans sa vie. Chaque publication le fait se fâcher avec des proches, de plus en plus nombreux (parents, frères et sœurs, enfants, compagnes, amis…). On mesure à quel point Lionel Duroy chute inexorablement, livre après livre, s’enfermant chaque fois un peu plus dans la solitude. Comme si chaque livre publié devait irrémédiablement ressembler aux lettres d’insultes qu’il rédigeait, enfant, pour défendre son père.
Christian LEJOSNE
(1) Editions Lattès – 2011, Le livre de poche – 2012
(2) Editions Julliard – 2010, J’ai lu – 2011
(3) Editions Bernard Barrault – 1990
(4) Editions Grasset & Fasquelle – 2001, J’ai lu – 2009
(5) Lionel Duroy, Ecrire – Julliard - 2005