Comme une photo solarisée

mercredi 7 février 2024
par  Christian LEJOSNE
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Une ville. Quatre lieux et autant de situations différentes, burlesque, baroque, sordide ou pathétique. Toutes réelles. Elles révèlent la part d’ombre qui nous habite et l’insondable qui palpite en nous. La même histoire aurait pu se dérouler par un petit matin blême ou un après-midi pluvieux.

Avenue Victor Hugo. Il fait nuit. La porte en bois massif du numéro 13 s’ouvre sur deux adolescentes. La première est vêtue d’une robe légère de couleur rouge lui arrivant au-dessus des genoux. La seconde porte un pyjama bleu rayé de bandes jaunes sur sa longueur. Pyjama bleu fait la bise à robe rouge en lui disant à tout à l’heure. Puis, alors qu’elle est en train de refermer la porte, elle passe la tête par l’encoignure et crie « bisou ».

Au même instant, la terrasse du Café des Arts. Trois personnes sirotent une boisson fraîche. La conversation prend une nouvelle impulsion quand l’une d’elles aborde un de ses sujets de prédilection :
— Les Poissons, je peux pas les sentir. J’en ai plein autour de moi, je dois les attirer. Ceux de février, passe encore ! Mais ceux de mars, c’est un vrai calvaire, on ne peut rien en tirer, toujours indécis, changeant ! Incompréhensibles ! Des Poissons nageant entre deux eaux. S’il y en a un autour de moi, je le sens tout de suite, c’est comme s’ils étaient aimantés à moi.
— Tu sens le poisson, quoi ! rétorque du tac-au-tac sa fille, ses lèvres se détachant de la paille rose qui plonge dans son verre d’orangeade.
— Les signes du zodiaque, je trouve ça passionnant. Tous nos repas entre copines se terminent invariablement par une discussion sur l’astrologie. J’en connais un rayon. Les Taureaux, par exemple, ils ont des idées arrêtées, ils sont têtus ! Regarde ton père !
— Moi, tu trouves que je suis têtu ? s’offusque le père, levant pour la première fois les yeux du journal qu’il lisait depuis qu’ils s’étaient assis pour commander à boire.
— Ben oui ! t’es têtu ! Impossible de te faire changer d’avis. Tu peux écouter les autres, mais, au bout du compte, tu n’en fais qu’à ta tête !
— Je ne suis pas borné.
— Tu vois, tu ne m’écoutes pas, tu ne veux jamais rien entendre !
— Maman, moi je trouve pas que papa soit têtu…
— Oui, mais toi, c’est pas pareil, tu es sa fille !

A trois pas de là, un homme remonte la rue du Temple. La lumière bleutée de la pleine lune donne à la scène une impression de clair-obscur. Il fait encore chaud. L’odeur de bitume fondu lui monte aux narines. Au loin, il aperçoit la silhouette floue d’une personne venant à sa rencontre. En approchant, il constate que c’est une femme, jeune. Elle a de longues jambes fines et gracieuses. Elle porte une sorte de short en jean très court et un tee-shirt rose moulant. A la main, elle tient un panier en plastique rigide. Son regard continue de la suivre lorsqu’elle change de trottoir. Elle aussi le dévisage. Ils sont maintenant à une dizaine de mètres l’un de l’autre. L’homme constate que la fille est très belle… En même temps, dans son attitude, il y a quelque chose qui cloche. C’est sa démarche. Elle semble peu assurée. Il sourit, songeant avoir affaire à une jeune adolescente bravant les interdits, sortant pour la première fois dans une tenue qu’elle imagine indécente. Ce qu’il a d’abord pris pour un short s’avère être une jupe déchirée, ou plutôt lacérée. Des fils pendent du vêtement, de larges trous entaillent le tissu. C’est alors que, tout en continuant à le dévisager, la femme se met à crier : « Va fourrer tes yeux ailleurs... Mets-toi les dans le cul ! » Les phrases sortent hachées de la bouche de la jeune femme. Maintenant l’homme capte son regard terrorisé. Son sourire se transforme en un rictus figé. La fille tente maladroitement de cacher ses jambes nues derrière le panier en plastique qu’elle tient à deux mains, tout en continuant à maugréer des propos incompréhensibles. Ils sont maintenant au plus près, chacun sur son bout de trottoir, leurs regards aimantés, incapables de regarder ailleurs.

Cela ressemble à une photo noir et blanc solarisée où l’on verrait le carrefour faisant l’angle entre l’avenue de la Lyre et le boulevard Henri Matisse. Un mendiant lave le pare-brise des voitures arrêtées par le feu rouge, dans l’espoir de recevoir en retour quelques menues monnaies. Le nôtre n’est pas sale, nous lui faisons un signe de la main pour le dissuader, mais il n’en a cure et se met à frotter mollement le pare-brise avec un chiffon sec (oui, un chiffon sec).
— Un petit billet dit-il ensuite, face à ma vitre ouverte.
— Donne-lui une pièce, chuchote ma femme.
Je sors un euro de mon porte-monnaie et le dépose dans la main du mendiant. A peine ai-je le temps de voir sa main se refermer qu’il l’ouvre à nouveau sur une pièce de 20 centimes.
— C’est pas un euro, ça, c’est vingt centimes ! s’écrie le mendiant. C’est pas assez !
— Mais j’ai donné un euro, dis-je autant à moi-même qu’à ma femme.
— Non, c’est pas vrai, s’excite le mendiant !
Le feu passe au vert. Le mendiant insiste, hausse le ton.
— Démarre donc ! dis-je à ma femme, avec une autorité dans la voix que je ne me connaissais pas.

Christian LEJOSNE


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