Concordance des temps

mercredi 24 octobre 2007
par  Christian LEJOSNE
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Parfois la nuit je me réveille. Quand j’ouvre mes yeux myopes, je vois des aplats de noir et de blanc, de gris aussi. Je ne sais pas où je suis, où j’habite, quel âge j’ai. Un instant je crois reconnaître ce que je voyais enfant lorsque j’ouvrais les yeux dans la nuit : l’aplat blanc de l’emplacement de la porte, l’aplat gris des rideaux fermés, l’aplat noir du reste de la chambre. Je suis cet enfant qui voit sa chambre d’enfant. Je sens mon bras et mes jambes tout petit dans les grands draps blancs et rêches. Cette sensation ne dure qu’un instant. Je retrouve les aplats de maintenant, ma chambre d’aujourd’hui. On est tel jour, demain je ferai ça. Après, tout reprend place.

Ce matin, je décroche l’avant dernière chemisette repassée de la penderie. Aujourd’hui, c’est jeudi. Demain, j’enfilerai la dernière chemisette propre de la semaine. Ma chemisette repassée posée sur son cintre est l’équivalent du bâton que le prisonnier dessine chaque jour sur le mur de sa cellule. Quand je décroche une chemisette, il fait un bâton. Tous les cinq bâtons, j’ai l’espoir qu’une semaine de travail s’achève… Pourquoi vouloir ainsi accélérer le temps ? Mon chien sait bien le ralentir, lui. Se lever de bonne heure pour aller faire ses besoins n’est plus de son âge. Je le maltraite ainsi avant d’aller au travail, comme de nombreux couples qui réveillent leurs jeunes enfants pour les conduire chez la nourrice, alors qu’ils pourraient dormir profondément au fond de leur lit douillet… Quand il m’arrive de le réveiller à huit heures pour qu’il fasse ses besoins, je lui masse d’abord les pattes ankylosées par le sommeil mais surtout par l’arthrose, raidies par l’âge, courbaturées. Si je le laissais, il dormirait jusqu’à onze heures. Quand je le repose sur le sol, il tient à peine sur ses pattes, il traîne, fait du surplace. Faire cent cinquante mètres prend une demi-heure. Pas à pas, il avance, reprend son souffle, avance une patte tandis qu’une autre prend une mauvaise direction. Il chute, se redresse, regarde derrière lui, tourne en rond, ne sait plus où il va … Moi, je ronge mon frein, l’attends, tente sans succès de le stimuler. Rien n’y fait. Il n’a plus rien qui urge. Il m’apprend la patience. Il m’enseigne aussi la vieillesse. A le regarder vivre chaque jour, je me fais une petite idée de ce qui m’attend… La canne, le dos vouté, la vue défaillante, la surdité, l’arthrose, l’oubli, et surtout, la vie qui coule inexorablement et que l’on tente alors de ralentir pour retarder l’inéluctable issue.

En partant au boulot, je pense à cette pratique des femmes Navajo qui, quand elles tissent une couverture, laissent au bout un petit trou par où elles pourront retirer leur âme de leur ouvrage afin qu’elle ne reste pas prisonnière du tissage. Serait-ce par la fontanelle que notre âme quitte le corps après la mort ? Cette réflexion me rappelle Z, roman de Vassilis Vassilikos, lu alors que j’avais une quinzaine d’années, en pleine période militante. Z est un député grec opposant au régime des colonels qui est éliminé par un groupuscule fasciste soutenu par la police. Quand son cadavre est ramené en train jusqu’à sa destination finale, un chapitre entier décrit l’âme quittant le corps et montant au ciel. Cette approche spirituelle m’avait fortement impressionné. C’était une première pour moi, jusqu’alors cantonné dans un registre matérialiste dialectique. Machinalement, je traverse le boulevard à sens unique. Mon regard est capté par un grand chien blanc tacheté de noir qui vagabonde seul dans la rue, le nez au sol. Quelque part une cloche tinte avec insistance. Attiré, mon regard se déporte vers la gauche. LE TRAMWAY ! Il me fait face en grossissant. Monstre avaleur de piétons étourdis. Un pas en avant, un pas en arrière, je ne sais quelle attitude adopter et danse sur place une sorte de tango funèbre. Dans un ultime sursaut, je me jette en avant. Le souffle du tramway me hérisse les poils. Je comprends le sens premier de se faire sonner les cloches ! Une dame me regarde, médusée alors que seulement, mon cœur se met à battre plus vite. Après, tout reprend place.


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