Retour à Arras

mardi 30 novembre 2021
par  Christian LEJOSNE
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Après la lecture de Changer : méthode d’Édouard Louis (Cf. L’Air de rien n°160), je me lançai dans celle de Retour à Reims (1) de Didier Eribon. Édouard Louis dit de ce livre qu’il a changé sa vie. L’effet qu’il a produit sur moi a été de m’obliger à revisiter mon parcours scolaire, effectué dans ma ville de naissance : Arras. Mais commençons par le commencement.

Mes parents sont issus du milieu ouvrier. Mon père, orphelin de père à 10 ans, a arrêté l’école après le certificat d’études, à 14 ans, pour aller travailler et ramener sa paye à la maison (sa mère faisait vivre la famille en effectuant des lessives). Ma mère a elle aussi arrêté sa scolarité après le certificat d’études. Elle était brillante et aurait souhaité devenir institutrice, mais la logique prévalant à l’époque dans son milieu était que les filles devaient aider leur mère à la maison dès la fin de l’école obligatoire. Mes parents se sont connus sur leur lieu de travail pendant la guerre 39-45. Ils travaillaient dans une horlogerie. Je suis le dernier garçon d’une fratrie de trois, né en 1958 ; mes frères sont plus âgés que moi de 10 et 7 ans. Étant le ’’petit dernier’’ de la famille, je fus très tôt immergé dans un monde d’adultes.

De classe en classe
École maternelle (dans le quartier où l’on vivait). Ma mère m’y conduisait et venait m’y rechercher ; parfois c’était la mère d’une fille de mon âge habitant en face de chez nous qui prenait le relais... J’y allais à reculons, n’aimant pas m’éloigner du cocon familial. Au début, je pleurais sur le perron de l’école. Pour adoucir ma peine, ma mère venait se montrer à la vitre de la salle où nous attendions l’entrée en classe. L’institutrice trouvait mes résultats au-dessus de la moyenne et incita ma mère à me faire entrer un an plus tôt que prévu au cours préparatoire.
École élémentaire (toujours dans le quartier). Je faisais le chemin à pied, seul ’’comme un grand’’, ma mère se contentant de me voir traverser la rue au sortir de notre maison. Élève moyen, je passais de classe en classe. Au CM2, j’héritai d’un enseignant très strict. Lors d’une relecture de dictée, je vomis mon petit-déjeuner (ce qui m’évita une mauvaise note). Lors des dictées suivantes, au moment de la relecture, simulant un vomissement, je fuyais systématiquement aux toilettes. Soucieux de ma santé, l’enseignant incita mes parents à me faire boire du lait écrémé au petit-déjeuner.

Une chambre à soi
Était-ce par tradition, parce que mes frères y avaient effectué leur scolarité, ou par souci de m’offrir les meilleures conditions d’apprentissage en contournant la carte scolaire ? Mes parents m’inscrivirent en 6ème au lycée du centre-ville, m’évitant le collège du quartier qui venait d’ouvrir. Je fus rassuré de savoir mon frère présent dans le même établissement et nos retours ensemble vers la maison me furent précieux. Ce frère me fit découvrir des mondes auxquels mes parents n’auraient jamais pu me faire accéder : le théâtre, les sorties entre copains et copines, la chanson contestataire. Les apprentissages de l’école élémentaire me permirent de demeurer dans la moyenne de la classe (ni trop nul, ni trop brillant) et de passer aussi inaperçu que je le souhaitais. En 4ème, je me rapprochai de Pierre, un camarade de classe qui faisait de la course à pied dans le même club que mes frères. Il habitait une maison du centre-ville et son père était cadre aux PTT. Pierre trouvait dans ma famille la chaleur et les échanges qu’il n’obtenait pas chez lui tandis que je découvrais à son domicile l’intérêt de disposer d’une chambre à soi. Lors d’une exposition, nous fimes connaissance d’un groupe engagé dans des actions non-violentes en faveur des objecteurs de conscience. Ma première distribution de tracts fut contre les essais nucléaires français en Polynésie. Puis Pierre me fit découvrir le journal écologiste La Gueule ouverte auquel je m’abonnai et qui me fit voir le monde d’une nouvelle façon. Pierre avait une sensibilité artistique (il peignait et il écrivait) et sa passion était communicative. Quelques années plus tard, je rencontrai Henri, qui était plus jeune que moi mais bien plus dégourdi. Son père était directeur d’une importante laiterie et chef d’une famille nombreuse, bohème et permissive, cultivée sans ostentation. Avec Henri, je découvris le cinéma d’Art et Essai. Il parlait avec enthousiasme des films qu’on allait voir dans un centre culturel. En fin de classe de 3ème, un professeur de français nous fit laborieusement copier une liste de romans à lire. Cette liste, je l’ai conservée longtemps, raturant les titres au fur et à mesure de mes lectures. Quelque temps auparavant, j’étais allé voir ce professeur pour lui dire mon enthousiasme suite à un spectacle de contes de Maupassant. Le prof m’avait invité à lire les Contes de la bécasse afin de prolonger mon plaisir. Sans que je ne m’en rende compte naissait mon goût pour la lecture.

Réussir mon échec
La Seconde marqua le début de mes difficultés scolaires. En fin d’année, les professeurs proposèrent mon redoublement. L’année suivante, je me retrouvai en présence d’élèves ayant fait toute leur scolarité avec des maths modernes alors que je n’en avais fait qu’une année. Cela n’arrangea pas ma situation. Mon entrée au lycée coïncida avec une période de forte contestation du système scolaire (contre les lois Debré en 1973, Fontanet en 1974, Haby en 1975) où je pus exprimer sans détour mon dégoût de cette institution. En classe de Première, nous vîmes débarquer un prof de français qui détonnait dans l’ambiance monotone du lycée. Il était jeune, s’adressait à ses élèves comme à des adultes et nous incitait à faire des exposés en classe (je me souviens d’un exposé réalisé avec Pierre sur le roman Les âmes mortes de Nicolas Gogol qui avait captivé nos camarades). Ce professeur nous proposa d’assister à la conférence d’un sociologue reconnu. Nous nous y rendîmes, Pierre et moi, d’abord intimidés à l’idée de nous rendre dans un lieu inconnu, puis carrément mal à l’aise de nous retrouver au milieu de la plupart des profs que l’on exécrait. Le sociologue s’appelait Pierre Bourdieu et sa conférence avait pour titre « Haute couture et haute culture ». Nous n’y comprîmes pas grand-chose. Progressivement, l’action militante prit le dessus dans ma vie, d’abord dans l’enceinte du lycée, puis en dehors dans des comités en tous genres (soutien au peuple chilien, aux anarchistes espagnols, aux paysans du Larzac, mouvement antinucléaire...). L’année de Terminale fut le bouquet final d’un plantage annoncé : séchage systématique de certains cours (ceux de maths alors que j’étais en classe scientifique que je remplaçais par ceux de philo de la classe de Terminale littéraire dans laquelle Pierre était élève. Cette prof de philo nous prêtait son garage où l’on confectionnait à la main des affiches surréalistes que l’on allait ensuite coller en groupe dans le centre-ville de façon peu discrète ; quel plaisir le lendemain matin de découvrir, au détour d’une rue, un slogan inventé la veille. En fin d’année, je ratais mon bac avec ostentation. Soucieux de retrouver un peu de tranquillité, le lycée refusa mon redoublement. J’étais alors persuadé avoir volontairement réussi mon échec.

L’engrenage de l’autoélimination
Pourtant, sans que je ne m’en rende compte (comme l’écrit Didier Eribon), l’engrenage de l’autoélimination avait fait son œuvre. « Une implacable logique sociale me transformait en ce personnage que, naïvement, je m’enorgueillissais d’être, et tout me conduisait à élire ce qui n’était qu’un rôle dévolu par avance et relié à un sort programmé depuis toujours : la sortie prématurée du système scolaire » (2). En consultant les statistiques de résultats au baccalauréat pour la génération des élèves nés la même année que moi, j’apprends que seuls 10 % des enfants d’ouvriers l’ont obtenu contre 70% pour les enfants de cadres. Toutefois, grâce à mon frère, à mes amis Pierre, Henri et quelques autres, grâce aussi à deux ou trois professeurs atypiques, mon rejet de la culture scolaire ne déboucha pas sur un rejet de la culture tout court. Les acquis culturels qu’ils me transmirent furent des graines qui, un jour, germeraient (en cela, ma trajectoire diffère sans doute de celles des fils d’ouvriers dont parlent les statistiques). Quelques années plus tard, grâce à la formation professionnelle, je réussirai à prendre l’ascenseur social. J’effectuerai une formation rémunérée d’un an conduisant au métier de directeur d’équipement socio-culturel. Puis, je suivrai, durant quatre années, une formation continue sanctionnée par un diplôme universitaire (équivalent à bac+4). Je doute toutefois que la seconde chance qui me fut offerte existe encore aujourd’hui pour les recalés de la première, les formations rémunérées se faisant désormais rares.

Christian Lejosne

(1) Fayard, 2009 – réédité chez Flammarion en 2018
(2) Retour à Reims, p. 163-164


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