Aussi léger et vide que le chiffre zéro
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Hasard ou coïncidence ? J’ai successivement lu cet été Le Royaume d’Emmanuel Carrère (1), Aimer ce qui est de Byron Kathie (2) et Soufi, mon amour d’Elif Shafak (3) ? Trois livres qui sont arrivés jusqu’à moi sans que je l’aie vraiment décidé. Trois livres qui abordent, chacun à sa manière, de vastes sujets...
Trois livres, une réflexion commune
Emmanuel Carrère, j’aime ce qu’il écrit et la façon auto-dévalorisante dont il se met en scène dans ses histoires, mais, contrairement à la plupart de ses autres livres, je n’avais pas lu Le Royaume lorsqu’il était sorti en 2014. Je l’avais acheté d’occasion sur une braderie et il avait rejoint l’étagère des « livres à lire un jour » où il s’empoussiérait depuis déjà deux ans (ils sont nombreux dans ce cas). Je me suis trouvé en possession d’Aimer ce qui est de façon assez étonnante. Agathe, ma prof de méditation, avait parlé de Byron Kathie lors d’une des dernières séances, avant les vacances. La même semaine, ma femme avait rapporté un livre de cette autrice, tiré d’une boîte à livres (ces lieux où chacun peut déposer et prendre gratuitement des livres). La coïncidence était trop forte pour que je ne tente pas de le lire... Byron Kathie est une Américaine contemporaine, mère de famille, qui a fait une grave dépression et s’est retrouvée pendant six mois en hôpital psychiatrique. Jusqu’au jour où elle eut un éveil qui lui fit percevoir sa vie (et le monde en général) sous un angle radicalement nouveau. Elle écrivit un livre qui remporta un vif succès et qui la décida à s’engager dans une série de conférences. Dis comme ça, ça fait très success-story à l’américaine et ça ne rend pas service à cette autrice dont le livre s’avère fort utile pour peu qu’on accepte de le lire sans arrière-pensée. Enfin, à la dernière séance du club de lecture auquel je participe fut proposé Soufi, mon amour comme livre à débattre lors de la rencontre de rentrée.
Le sens de la vie
D’où ma lecture de ces trois livres aux heures chaudes de l’été. Et ma stupéfaction en découvrant différents thèmes les reliant entre eux : vivre dans le moment présent, être et paraître, individualité et universalité, vie intérieure et vie sociale, religion et spiritualité, responsabilité individuelle et collective... Pour ne pas lasser, je m’en tiendrai à un seul exemple : la quête du sens de la vie (rien que ça !). Avec la grande honnêteté qui le caractérise, Emmanuel Carrère reconnaît être sur le chemin de la connaissance, de la liberté et de l’amour (qu’il croit être la même chose), mais il dit aussi avoir un « moi » très costaud auquel il demeure très attaché (il rêve du Prix Goncourt et ça le rend malade de ne jamais l’avoir obtenu). « La vérité, c’est que j’attends plus ou moins – en l’avouant plus ou moins, selon les interlocuteurs – ce que ces exercices promettent explicitement à celui qui s’y engage : l’élargissement de la conscience, l’illumination, le Samadhi – à partir de quoi, d’après les récits des voyageurs, on voit de façon tout à fait différente ce qu’on appelait jusqu’alors la réalité. (1) »
Byron Kathie (qui est passée par cette expérience d’illumination dont parle Carrère) aborde le même sujet sous un angle très concret. Comme un cas d’école, elle postule que chacun est amené à penser un jour : « Ma vie devrait avoir un sens ». Mais le fait de ne pouvoir en être absolument certain peut rapidement devenir source d’angoisse. Le fait d’accorder foi à cette pensée fait monter la pression : puisque nous ignorons la date de notre mort, nous avons tendance à vouloir réaliser notre but au plus vite (but dont on ignore la plupart du temps la nature). Ce qui conduit à un sentiment d’échec pouvant mener jusqu’à la déprime. Elle propose alors de réaliser ce qu’elle nomme une inversion de pensée : « Ma vie n’est pas censée avoir de sens ». « Cela signifierait que ce que j’ai vécu a toujours été adéquat mais que je n’en ai tout simplement pas pris conscience. Peut-être que ma vie ne devrait pas avoir d’autre dessein que celui qu’elle a. Est-il possible que ma vie telle qu’elle est ait déjà un sens ? (2) ». Et on sent bien que cette façon de poser les choses est bien moins stressante... Bref, selon cette autrice, nous passons notre vie à échafauder dans nos têtes des scénarios qui sont souvent la source même de notre souffrance. Les requestionner (vérifier leur fausseté et les inverser) permettrait de vivre de façon plus légère.
Quant au troisième livre, Soufi mon amour, il romance la rencontre réelle, au XIIIème siècle, entre Shams de Tabriz, un derviche errant, et celui qui deviendra le célèbre poète oriental Rûmi (mais qui n’est, pour l’heure, qu’un notable faisant dans sa ville des prêches remarqués). L’amitié qui naîtra entre les deux hommes va transformer Rûmi. « Pour lui, dira Rûmi, j’ai vécu des épreuves, j’ai subi des tests, j’ai connu des états et franchi des étapes, et chaque fois cela m’a fait passer pour dérangé aux yeux mêmes de mes partisans les plus loyaux. Avant, j’avais beaucoup d’admirateurs ; aujourd’hui, je me suis débarrassé du besoin d’un auditoire. (3) » (là, je me prends à rêver d’une rencontre entre Emmanuel Carrère et Shams de Tabriz). Dans le roman d’Elif Shafak, Shams énonce quarante règles de vie. Celle-ci répond bien à la question qui nous occupe ici : « Tandis que chacun, en ce monde, lutte pour arriver quelque part et devenir quelqu’un, alors que tout cela restera derrière lui quand il mourra, toi, tu vises l’étape ultime de la vacuité. Vis cette vie comme si elle était aussi légère et vide que le chiffre zéro. (3) » Vaste programme. C’est quand qu’on s’y met ?
Christian Lejosne
(1) Édition POL 2014, Folio 2016
(2) Édition Synchronique, 2019
(3) Édition 10/18, 2010