Les lettres maudites
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Tout avait commencé lors de l’allocation du président de la République pour la cérémonie des Vœux aux Français. Julien Dubillard était chargé par France Télévisions d’en superviser la prise de vues. Julien Dubillard, que tout le monde appelait Juju en reconnaissance de la permanente sympathie qu’il dégageait et de son optimisme à toute épreuve, avait commencé sa carrière du temps de l’ORTF. Il avait gravi les échelons grâce à sa ténacité et à sa passion pour l’image animée (sa seule autre passion était le scrabble). Au faîte de sa carrière, l’Élysée l’avait retenu, parmi une liste de cinq professionnels aguerris que la direction de l’entreprise audiovisuelle avait fournie : il offrait les meilleures garanties techniques (il était surtout le seul à n’avoir jamais été syndiqué). En cette fin de journée du dernier jour de l’année, Juju se trouvait donc assis dans le fauteuil de la salle de régie du Palais de l’Élysée où il assurait les ultimes réglages techniques. Dans son casque, une voix métallique l’informait que le Président sortait à l’instant du salon de maquillage et qu’il se dirigeait vers le studio d’enregistrement qu’il atteindrait d’ici moins de deux minutes. Le palpitant de Juju s’emballa pour atteindre les 93 pulsations par minute. C’est pas tous les jours qu’on est confronté au président de la République, même par écran interposé.
A vingt heures pétantes, le président fixa le prompteur : « Françaises, Français, mes chers compatriotes... » Tout se passa comme sur des roulettes durant la première partie du discours. Les cadreurs cadraient, les ingénieurs transmettaient un son irréprochable, les deux traductrices se relayaient pour informer sourds et malentendants du message présidentiel, la scripte pianotait à folle allure sur le clavier de l’ordinateur tentant de reproduire, in extenso et sans fautes, la parole du président qui apparaissait en un long serpentin au bas de l’écran. Juju jonglait avec les images diffusées par les caméras. Il rectifiait de légers contrastes de couleurs quand il sentit que quelque chose clochait. Filmé plein cadre, le visage du président avait affiché une légère grimace, ou plutôt une contorsion, tandis que, dans son casque Juju repérait une infime hésitation dans sa voix alors qu’il disait : « Parce que nous avons su ...kon-duire les transformations nécessaires et renforcer notre crédibilité... » Les neurones de Jojo n’eurent pas le temps de faire le tour de la question qu’à nouveau la même situation se reproduisait. Le président bafouillait, il semblait butter sur certains mots. C’est alors que Juju s’aperçut, dans le bandeau retranscrivant le discours présidentiel, que certaines lettres manquaient : « ...nous avons su +++vaincre l’Allemagne puis les autres membres de l’Union Européenne de +++cevoir un plan de relance unique et massif... ».
L’allocution était courte : douze minutes (que peut-il y avoir d’important à annoncer un soir de réveillon quand on est écouté d’une oreille distraite par des gens qui se réveilleront le lendemain avec la gueule de bois et auront tout oublié de ce qui s’est passé la veille ?). Le président s’en tira sans trop d’égratignures, il ne bégaya plus devant les +++ que débitait le prompteur sur lequel défilait son texte. L’allocution terminée, après une gueulante retentissante contre la terre entière (et Juju en particulier), le président, excédé, quitta le studio.
L’hypothèse, très probable, d’un sabotage commandité par le syndicat CGT du Livre fut très vite évoquée dans les médias d’information en continu (ce syndicat n’est pourtant pas représenté à France Télévisions). D’autres rumeurs émergèrent, balayées par celles qui les suivaient. La revendication (fantaisiste) auprès de l’Agence France Presse d’un commando intitulé « Mort aux +++s » ne fit que rallonger la sauce aigre-douce des fake-news. Il fallut près d’une semaine pour que l’on commençât enfin à démêler le vrai du faux.
Le prompteur ayant servi le 31 décembre au discours présidentiel n’était pas le premier appareil à ’’manger’’ certaines lettres. Un article du Figaro daté du 27 décembre (soit quatre jours avant l’allocution présidentielle) présentait déjà les mêmes caractéristiques. A quatre occasions, les lettres C, O et N successivement inscrites dans un article intitulé « L’industrie nautique surfe sur la reprise » avaient été remplacées par trois signes ’’+’’. Dans cet article qui démarrait ainsi : « Les fabricants de bateaux marchent sur l’eau depuis quelques mois... », les lecteurs avaient pu lire les expressions : « les +++structeurs de voiliers », « ac+++pagner la reprise », « une +++currence acharnée » et « +++tinuer à progresser ». Mais Le Figaro n’était pas le seul organe de presse touché. Le même avatar fut rapidement découvert dans d’autres publications avant que l’on ne s’aperçoive que le phénomène existait également pour d’autres types d’écrits : lettres administratives, articles publiés sur le Net, échanges épistolaires et même des romans récemment édités, dont le nouveau livre de Michel Houellebecq Totem et t’as bu. Ce phénomène existait depuis plusieurs semaines, si ce n’est plusieurs mois ; la date de sa première apparition ne faisant que remonter tranquillement dans le calendrier.
Il fut bientôt impossible d’inscrire les trois lettres sur quelque support que ce soit. Ces trois lettres réunies étaient pourtant l’une des expressions les plus usitées dans la vie quotidienne, et pas seulement par des pauvres gueux. Un président de la République n’avait-il pas utilisé ce mot en réponse à un jeune homme lui refusant sa poignée de main ? Le dictionnaire des injures et autres insultes perdait sa carte maîtresse. Fini le dîner du même nom, terminées les chansons de Brassens... C’était bête, à défaut de pouvoir être +++ ! Interrogés, les scientifiques exprimaient des points de vue divergents et contradictoires (on ne peut demander à la science en pleine recherche d’avoir un point de vue qui soit déjà accepté par tous). Quant aux hommes politiques, ils affichaient des positions radicalement tranchées. Certains voyaient dans l’apparition de ce nouveau virus la mise en danger de la nation et demandaient à grands cris la fermeture des frontières et le recours à l’armée. A l’inverse, d’autres +++sidéraient qu’il +++venait de cultiver un virus qui, pour une fois, s’attaquait de front à la bêtise humaine. La population s’empoigna jusqu’au sang dans des oppositions identitaires binaires, formant deux camps qui semblaient irré+++ciliables. Lors des repas dominicaux, les discussions prirent souvent une tournure explosive. Juju, qui n’avait pas perdu son sens de l’humour déduisit de tout cela que : « c’était la première fois dans l’histoire des mathématiques que le total des plus faisait systématiquement moins ».
Passé l’effet de surprise, il fallut se rendre à l’évidence : ce virus générait une véritable pagaille à l’échelle mondiale (car le problème, loin d’être limité à l’intérieur de nos frontières, s’était comme le nuage de Tchernobyl, déployé à travers le monde). L’économie mondiale fut entravée : nombre de mots de passe +++tenant les lettres manquantes (différentes selon les langues) bloquaient le fonctionnement de logiciels, d’appareils électroniques et de services informatiques, générant une indescriptible pagaille. Les GAFAM de la nouvelle économie dématérialisée furent parmi les entreprises les plus touchées. Les bourses du monde entier dévissèrent. Si les Banques centrales n’avaient pas injecté dans l’économie moult milliards de dollars, d’euros, de yens et de yuans, nul ne sait comment le monde aurait pu échapper à l’effondrement. Quant aux médias et aux réseaux sociaux, ils soufflèrent sur le feu de l’inquiétude ambiante en redoublant de propos alarmistes. Des anti-virus, conçus par de grosses start-up mondialisées, furent assez vite mis sur le marché, avec des succès relatifs. « Nos anti-virus +++tribuent à +++férer une protection renforcée à vos systèmes informatiques, en particulier +++tre les formes les plus graves du virus » précisaient leurs notices. Il ne fallait pas sortir de Saint-Cyr pour comprendre que ces solutions-miracles ne marchaient pas si bien qu’elles le laissaient entendre. Certains anti-virus fonctionnaient quelques jours avant que les lettres fatidiques ne disparaissent à nouveau. D’autres agissaient efficacement sur un certain type d’appareils mais le problème réapparaissait dès que l’on transférait le message sur un autre.
Après une phase de découragement, les gens commencèrent de s’habituer à vivre avec le virus. On évita les mots +++stitués des trois lettres maudites. On les +++tourna. De nouvelles expressions firent leur apparition. Dans les SMS, dans les mails ou sur les réseaux sociaux, on n’écrivait plus « aller à un +++cert » mais « se rendre à un spectacle musical » ; le mot « +++necté » disparut de la circulation, remplacé par le plus classique « branché »... C’est alors que le virus muta. Un variant qui prit progressivement la place du virus initial mangeait au sein d’un même mot les trois lettres, même si celles-ci n’étaient pas collées les unes aux autres. Le président, qui était en campagne (non encore déclarée) pour sa ré-élection, perdit une partie de son patronyme. Son nom s’écrivait dorénavant « Ma+r++ ». Il perdit une grande part de crédibilité. C’était embarrassant ! S’exprimer par écrit revenait à participer à un numéro de +l+w+. Une part importante du vocabulaire devenait illisible. Aussi, quand un variant du variant apparut (il faisait disparaître les trois lettres si elles étaient inscrites successivement dans une suite de mots), ce fut le bouquet ! Le philosophe Mi+hel ++fray vécut très mal la situation. « Nous sommes aux prémi+es d’une septième extin+ti++ de masse. En +++séquence, j’ai décidé de +esser toute appariti++ médiatique » déclara-t-il. Auj+urd’hui qu’u+ ++uveau virus, e+c+re plus agressif, a fait s++ appariti++ (il ma+ge systématiqueme+t les tr+is lettres, qu’imp+rte leur empla+eme+t), t+ut é+rit devie+t pratiqueme+t i+++mpréhe+sible. Seul le la+gage +ral permet de ++mmu+iquer sans tr+p de risques. Juju a pris sa retraite et passe ses j+ur+ées à j+uer au s+rabble. Qua+d quelqu’u+ dema+de ce qu’il pe+se de la situati++, Juju, pragmatique, ajuste des lettres sur le plateau de jeu :
"TE FAIS PAS DE BILE FAUT JUSTE ARRIVER À RESSERRER LA PRISE DE VUE"
+hristia+ Lej+s+e