Le livre du vide et de l’oubli

dimanche 28 avril 2019
par  Christian LEJOSNE
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Chose rare, les membres du club de lecture auquel je participe se sont répartis à égalité en deux tendances opposées. Une moitié n’a pas du tout aimé le livre de David Lodge La Vie en sourdine (1), certain(e)s ayant même arrêté sa lecture dès le deuxième ou troisième chapitre, le considérant plat, sans intérêt, ou trop focalisé sur un problème de surdité de personnes âgées qui ne les passionnait guère. L’autre moitié, au contraire, a porté un grand intérêt à ce livre, le trouvant profond et plein d’humour, abordant à sa manière des thèmes universels. J’avais pour ma part pris du plaisir à lire ce roman qui m’avait semblé facile d’accès – peut-être trop facile – jusqu’à ce que, trois chapitres avant la fin, n’apparaisse un contenu plus grave, écrit d’une plume fine qui m’avait ému. Je l’avais refermé, pensant vite à autre chose, ce qui n’était pas bon signe pour lui.

Et voilà que la nuit suivant nos fructueux échanges entre lecteurs, le sommeil venait à me manquer, me replongeant dans La Vie en sourdine et y percevant un contenu qui m’avait, jusque-là, échappé. J’en venais à penser que le livre traite de L’IN.COM.MU.NI.CA.BI.LI.TÉ. En soi, rien d’étonnant pour un auteur, doublé d’un personnage principal, ayant été professeur d’université spécialisé en linguistique. Tout dans le livre ramène à des histoires d’incompréhension. Desmond, prof à la retraite, est sourd. Il comprend souvent de travers ce que les gens lui disent. Ses échanges avec sa femme se réduisent comme peau de chagrin. Le comportement étrange d’Alex, la jeune étudiante qui devient carrément schizo, trouve une explication logique : son père s’est suicidé, lorsqu’elle avait treize ans, sans un mot pour expliquer son geste, la condamnant à une vie de culpabilité qu’elle tente de surmonter en inventant des histoires toutes plus abracadabrantes les unes que les autres. Le monde dans lequel tous ces gens gravitent est celui de la classe moyenne londonienne, où l’on parle beaucoup pour énoncer des futilités et participer au consumérisme actuel. Un monde vide de sens dans lequel Desmond ne se retrouve pas et dont David Lodge se moque avec un évident plaisir.

Ces situations rappellent la perte d’information en jeu dans toute communication interpersonnelle. Le grand écart entre ce que je veux dire et ce que je parviens réellement à formuler, ce que l’autre entend, ce qu’il comprend et ce que, finalement, il en retient. C’est de cette irrémédiable perte dont parle Lodge. Un phénomène accentué par la surdité de Desmond et la maladie d’Alzheimer dont est victime son père. Lodge décrit cependant quelques situations où, miraculeusement, la communication a véritablement lieu. Des échanges d’où les personnages sortent grandis, en phase avec leur humanité. Il y a, d’abord, la conversation entre Desmond et son fils Richard, un grand gaillard fort discret dont nous ne savons à peu près rien. Apprenant que Desmond va partir en voyage en Pologne, il conseille vivement à son père d’aller à Auschwitz «  Tu devrais y aller... Tout le monde devrait y aller lorsque l’occasion se présente ». Desmond s’y rend, à contre-cœur, le dernier jour de son voyage. Il parvient à l’entrée du camp juste avant sa fermeture mais on le laisse tout de même entrer. Le silence du lieu l’impressionne (il a gardé ses oreillettes branchées) et l’émeut. Il sera incapable de mettre des mots sur son émotion lorsque, après son retour, il voudra en parler à sa femme. Lors du même échange, Desmond demandait à son fils que, durant son absence, il rende visite à son grand-père (le père de Desmond) qui perd la tête mais s’obstine à vouloir vivre seul. Lorsque Richard s’y rend, il découvre le grand-père allongé sur le sol de son logement, victime d’une attaque cérébrale. Richard parvient à appeler les secours et sauve son grand-père, au moins jusqu’au retour de Desmond. Par les demandes échangées entre Desmond et Richard, c’est la lignée entre trois générations qui se perpétue. Une autre occasion de communication vraie se présente lorsque, pour la première fois, Desmond raconte à sa seconde femme comment il a fourni la dose de morphine à sa première épouse, atteinte d’une maladie incurable, pour l’aider à mettre fin à ses douleurs. Pour la première fois du livre, mari et femme se parlent de cœur à cœur.

Le livre se termine sur une séance de lecture sur les lèvres où Desmond retrouve d’autres sourds. Ce cours est devenu le seul lieu où Desmond parvient vraiment à échanger avec d’autres personnes. Il sait qu’il peut être lui-même, car les autres sont comme lui, des malentendants. Je me demande si le Club de lecture ne remplit pas la même fonction que le cours de lecture labiale auquel participe Desmond. A nous, pauvres lecteurs isolés, le club de lecture offre la possibilité de n’être pas condamnés à la solitude, une fois un livre achevé. Comme Desmond dans son cours, j’apprends toujours quelque chose de nouveau au club de lecture. Ma présente insomnie en est l’indéfectible preuve.

Christian Lejosne

(1) Payot & Rivages, 2008


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