La chute
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Je ne sais pas vous mais moi, j’aime traîner au lit le matin, la tête enfoncée dans l’oreiller, à ne rien faire, ne rien dire, seulement rester là , immobile sur les draps froissés de la nuit. La ville est chaude en été.
Je ferme les yeux, je me dis que la vie est belle et la vie devient belle, je pense à la pluie et l’orage gronde, je dis soleil et la terre a soif. Je joue. Je rêve. Je divague. Des pensées, il y en a beaucoup, mais pas trop ! Ca me rassure. Ca me tient compagnie comme un chant qui tourne en rond dans ma tête, bien chaud, mou comme un mamelon. Je ne sais pas pourquoi, parfois tout se mélange : une soirée au coin du feu de bois, le parfum du café le matin, un combat de boxe où je compte les coups. On dit que Napoléon est mort à Saint Hélène. J’aime trop le assez de rien. Sur ma bouche passe un éclat doré, demain me fait de l’œil. Pourquoi y a-t-il toujours un chien qui aboie quelque part ?
Cliquetis de clés qui caquettent. Susurrement silencieux de serrure. Grognement grave de gonds qui grincent. « A merde ! Le 132 s’est encore chié dessus ! » bougonne l’infirmier en entrant dans la chambre.
21 avril 1959
8h 41. Paris. 4ème arrondissement. Rue des deux Ponts. Bruit de bicyclette : la chaîne manque d’huile. A chaque coup de pédales, un couinement. Un homme dans la trentaine conduit le vélo, un lot de cannes à pêche posé sur son dos. Un enfant de dix ans est assis à l’avant du guidon.
Le fils : Papa, c’est encore loin où l’on va ?
Le père : Pourquoi ? Ca ne te plaît pas cette ballade ?
Le fils : Ben, c’est pas ça, mais je commence à avoir mal au derrière.
Le père : Et moi, j’ai mal aux jambes à force de pédaler. Pourtant, je ne me plains pas ! Patiente encore un peu, on est bientôt arrivé.
Long silence où seul le couinement des pédales se fait entendre.
Le père : Regarde ! Au bout de la rue. Le muret, le vois-tu ?
Le fils : Oui !
Le père : Derrière ce muret, un petit chemin descend jusqu’à la Seine. C’est l’endroit le plus poissonneux que je connaisse de tout Paris.
Le fils : Tu dis ça, papa, ça ne t’empêche pas souvent, de revenir bredouille !
Le père : Aurais-tu déjà oublié les deux belles carpes que l’on a mangé la semaine dernière ?
Le fils : Ben non, mais… Tonton Jules a dit qu’elles venaient de la poissonnerie Bourbon…
Silence.
Le père : Et quand est-ce qu’il a dit ça, Tonton Jules ?
Le fils : L’autre soir, il est passé, avant que tu ne rentres de l’école…
Le père : Et qu’est-ce qu’il a dit, précisément, Tonton Jules ?
Le fils : Il a dit que des carpes pareilles, y’en avait pas dans la Seine.
Le père : De quoi, il se mêle, celui-là !
Le fils : Papa. ?
Le père : Quoi ?
Le fils : C’est vrai qu’elles venaient de la poissonnerie Bourbon, les carpes que t’as rapporté la semaine dernière ?
Silence. On entend couiner les pédales. Un couinement plus long au son devenant plus aigu.
Le fils : Pourquoi tu réponds pas, papa ?
Le père : Tu es trop jeune, c’est pas tes affaires. Tout ça, c’est des histoires de grands. Allez saute, maintenant.
Le vélo s’approche du muret. Le fils saute sur le trottoir. Le père appuie le vélo sur le parapet. Tous deux entament la descente vers la Seine en empruntant un sentier qui serpente.
Le fils : Papa ?
Le père : Qu’est-ce que tu veux encore ? Je te préviens, dès qu’on a lancé l’hameçon, plus un mot. Sinon, on remballe tout et demi-tour jusqu’à la maison !
Le fils : Papa… l’autre jour, j’ai voulu emprunter un de tes crayons. J’ai ouvert ton cartable pour y chercher ta trousse et…
Un silence. On n’entend que le bruit mat de leurs pas sur l’herbe grasse.
Le père : …Oui… et alors ?
Le fils : J’ai pas voulu fouiller dans tes affaires… je l’ai pas fait exprès… faut pas m’en vouloir… mais… c’est quoi les tracts écrits FLN dans ton cartable ?
Écrit à Faugères (Dordogne) lors d’un atelier d’écriture animé par Nicole Dupuis.