Ces livres qui nous écrivent
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On n’en finit jamais tout à fait avec les livres que l’on écrit. Ils continuent à vous tirer par la manche, cherchant à toutes fins à se rappeler à vous. C’est ce qui m’arrive avec Le Silence a le poids des larmes (1), un livre qui relate la vie de mon grand-père maternel et les recherches que j’ai effectuées pour connaître son histoire.
En lisant dernièrement un livre d’Ivan Jablonka (2), sur les enfants de l’Assistance Publique, j’y découvre ceci : « Le 18 juin 1916, deux semaines avant le début de la bataille de la Somme, l’agence de Doullens est le théâtre d’un drame : Lucien Garbot, placé à la pension chez une veuve, est tué lors d’un bombardement aérien alors qu’il se rendait chez un voisin chercher du lait. Le 20 juin, le garçon est inhumé dans le caveau que la nourrice avait préparé pour elle. Lors des obsèques, le directeur Demacon prend la parole. Son discours, écrit dans la langue un peu ampoulée des dictées et des remises de prix, est un chef-d’œuvre de rhétorique patriotique et républicaine. Dans son oraison, le directeur ne cache pas l’origine de la petite victime : il célèbre l’enfant abandonné en tant que tel qui faisait partie de la « grande famille » de l’Assistance Publique. » Marcel, mon grand-père, n’a pu ignorer ce drame. Il était pupille de l’Assistance Publique, placé à dix ans dans une famille d’accueil de la Somme et dépendait de l’agence de Doullens. J’ai retrouvé aux Archives plusieurs courriers que Marcel adressa au directeur de cette agence... un certain Monsieur Demacon.
Trois mois après le décès de Lucien Garbot, Marcel part à la guerre. Arrivé à la caserne de Saint-Yrieix, en Haute-Vienne, où il fait ses classes, mon grand-père écrit à Monsieur Demacon. Son moral semble inébranlable : « Je suis en très bonne santé et j’espère que ma lettre vous trouvera de même. J’ai été en permission de quinze jours à Bayencourt. Je crois aller une seconde fois en permission de sept jours en janvier et le mois de février nous partirons comme renfort. C’est là que nous montrerons aux Boches que les récupérés n’ont pas la trouille. Pour mon compte, je ferai tout mon possible pour les renvoyer chez eux. J’attends la permission avec impatience, et le reste, je m’en balance. Toutes les semaines, nous allons au tir et la dernière fois, j’ai fait avec six balles neuf points. Le lieutenant m’a fait appeler et m’a dit très bien. Depuis huit jours, nous avons le sac complet et gare aux traînards, ils seront consignés dimanche et se taperont des corvées. Jusqu’alors je tiens bon, espérons que cela continuera. Les marches ne sont pas longues : vingt kilomètres. Je ne m’en fais pas, car on les aura. » Dans sa lettre, un mot échappe à ma compréhension : qui sont donc ’’les récupérés’’ qui n’ont pas la trouille ? Le président d’un club de généalogie à qui je posais la question m’adressa ce message : « Dès le début de la guerre, l’importance des pertes humaines et la préparation des nouvelles offensives militaires amènent le Gouvernement à améliorer le rendement des incorporations au conseil de révision. Pour combler les déficits des ressources et préparer de nouvelles réserves, la politique des effectifs se tourne vers une ressource incertaine, mais susceptible d’apporter l’aide escomptée. Elle se compose essentiellement des jeunes gens classés soit comme exemptés, soit comme réformés, soit comme ajournés.(3) » Le conseil de révision de 1915 a exempté Marcel, le considérant trop chétif. Un an plus tard, le même conseil le reconnait apte au service. En un an sa morphologie n’a pourtant pas changé. Que s’est-il donc passé ? Une nouvelle série de lois rend les conditions d’exemption plus draconiennes et oblige les exemptés des années précédentes à passer à nouveau devant le conseil de révision. L’armée a besoin d’hommes pour compenser les pertes subies. Sur les 201.727 ajournés des années 1915 à 1917, près des deux-tiers seront finalement reconnus aptes, soit 134 164 personnes, qui connaîtront le même sort que mon grand père et seront versées dans le service armé ou auxiliaire. Mais, comme l’écrit Ivan Jablonka, le patriotisme des pupilles leur permet de mieux supporter les souffrances de la guerre. Il cite un pupille de l’agence de Doullens qui entretient une correspondance fournie avec le directeur. En 1917, il combat près de Verdun « où beaucoup de pupilles de l’agence font crânement leurs devoirs et sans défaillance. Croyez en leur courage qui ne mollit pas un instant. » Verdun, Marcel aussi y combattit. Encore un peu, j’aurais pu lire dans cette lettre des nouvelles de mon grand-père.
Le projet d’écrire Le Silence a le poids des larmes s’est imposé à moi, il y a tout juste neuf ans. Le 11 novembre 2009, je posais sur le papier les premiers mots, commençais à écrire le premier chapitre sans alors mesurer la portée symbolique de cette date dans l’histoire de Marcel. Ce n’est pas nous qui écrivons des livres, ce sont les livres qui nous écrivent.
Christian LEJOSNE
On peut lire également Celle que je préfère, c’est la guerre de 14 – 18
(1) L’Harmattan, 2012
(2) Ni père ni mère, histoire des enfants de l’Assistance publique (1874-1939), Seuil, 2006
(3) Extrait de La population dans la Grande guerre. Les conscrits de 1914, Philippe Boulanger, Belin, 2004