Jusqu’au bout
par
popularité : 20%
Ma mère l’appelait Chocho, un voisin taquin Chope-chope, je l’ai longtemps appelé Mon gros. Ces derniers temps c’était Ma petite crevette tant il avait maigri. Son vrai nom, celui que la SPA nous avait donné lorsque nous l’avions adopté, c’était Chopin.
Il s’est éteint mardi 24 juin 2008 à 21 heures 15. Il avait dix sept ans. Pour moi, il était bien plus qu’un chien. Quelqu’un de très proche. Une famille. Un ami. Un frère. Un enfant. Un confident. Mon ours en peluche. Une partie de moi. Un sage aussi, qui m’a fait grandir face à la mort, à la vie, aux émotions. Depuis plusieurs jours il ne pouvait plus marcher, ses pattes ne le soutenaient plus. Il ne mangeait plus ou alors à la becquée, quand nous lui donnions à manger dans notre main. Il buvait à la pipette. Il n’était plus qu’une grande paire d’yeux qui nous regardait, nous suivait du regard, inlassablement. Toute sa vie tenait dans ses yeux.
Le week-end précédent, j’ai pensé qu’il faudrait le conduire chez le vétérinaire pour l’aider à partir ; Fabi a proposé qu’on le garde jusqu’au lundi. Lundi, elle a proposé qu’on repousse encore. Elle se sentait disponible pour s’occuper de lui. Mardi soir, il s’est plaint. Nous l’avons pris dans nos bras, à tour de rôle, pendant qu’on mangeait. Ensuite, tout a été très vite. Fabi le tenait tout contre elle, serré dans ses bras, sa tête sur sa poitrine. Il était calme. Sa respiration est devenue toute petite, elle s’est rétrécie progressivement jusqu’à n’être plus qu’un souffle toutes les cinq secondes, toutes les dix secondes, toutes les quinze secondes. Fabi le caressait et lui parlait doucement, elle lui rappelait les moments passés ensemble, quand elle était allée le chercher à la SPA et qu’elle l’avait ramené à la maison, quand il avait couru pour la première fois libre dans un parc ou encore dans la neige fraiche, le jour où un ami avait voulu le dresser comme un chien de cirque et que Chopin se prenait au jeu, quand on courrait après lui à cinq ou six sur une grande plage du Nord sans parvenir à lui prendre sa balle qu’il avait dans la gueule, lorsqu’on jouait « à la baston » sur le lit, ou qu’il tirait pendant des heures inlassablement sur une vieille chaussette à s’en détacher la mâchoire, quand il m’avait adopté, lui (pendant dix ans seule Fabi pouvait le promener, il refusait la compagnie de toute autre personne)… Elle lui parlait doucement à l’oreille jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’il ne bougeait plus, qu’il ne respirait plus, que son petit cœur avait cessé de battre. Elle lui disait que c’était un grand, qu’il nous avait beaucoup appris, à surmonter les obstacles, à rester ensemble tous les trois pendant toutes ses années… Pendant la dernière période, il avait résisté face à l’usure, nous permettant de tenir nos engagements… Jusqu’à cet instant fatal, sans que nous n’ayons à décider à sa place d’en finir prématurément. Pour tout cela, nous le remercions alors que son petit corps se refroidissait doucement dans nos bras. Nous pleurions et en même temps nous étions heureux parce que ça se terminait le mieux possible. Nous avions pu lui consacrer du temps, nous rendre disponible, l’accompagner jusqu’au bout.
La première fois que sa santé a vacillé, c’était en novembre dernier. Nous avions du le conduire en urgence chez un vétérinaire de garde. Il faisait un œdème pulmonaire. Son souffle était rauque, il toussait sans arrêt, une toux qui venait de très loin et qui le fatiguait. Le véto lui avait fait trois piqûres. Il lui donnait une chance sur deux. Ca se jouerait sous quarante huit heures. Pendant deux jours, notre attention fut suspendue à son souffle léger, à son regard vif ou absent. La vie coule d’un vieux tube de dentifrice. Quand ça semble être la fin, que le tube est tout enroulé sur lui-même, on presse et il sort un petit filet de vie, suffisamment pour tenir la journée. Nous l’avions accompagné comme on accompagne un mourant dans ses derniers instants, en étant proche de lui. Nous l’avions emmené voir la mer, en songeant que c’était peut-être – sûrement – la dernière fois qu’il la verrait. Le soleil brillait, nous étions restés allongés à l’abri du vent, tous les trois. Il reprenait lentement vie, avait tenté de marcher. L’espoir revenait. Il allait se sortir de ce mauvais pas. Il repousserait l’échéance encore une fois. Il restait, cette fois-là encore, un petit filet de vie au fond du tube. Vingt fois on l’a cru mort, tant il était faible, vingt fois il revint à la vie. Sa méthode était simple : s’abandonner totalement, se laisser aller à l’inaction absolue. Laisser son corps au repos intégral, pendant des heures, quelques fois même des journées entières. Il récupérait jusqu’à pouvoir à nouveau tenir sur ses pattes, boire, manger, avoir le goût des autres. Avec courage. Dans un abandon absolu. Dans une sorte de confiance infinie à la vie, il s’autoguérissait jusqu’à la crise suivante. Jusqu’à son dernier souffle. Il a survécu pendant sept mois. Un délai suffisant pour nous préparer à son départ. A son grand saut dans l’inconnu. Au nôtre par la même occasion.
Christian LEJOSNE