Les accrocs du temps
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Je disposais d’une photo de l’immeuble où mon grand père avait habité juste après la guerre quatorze dix huit : au numéro 12 de la rue Saint Maurice, à l’époque un café. Profitant de passer à proximité, j’allais me poster en face, la photo à la main. Soit deux immeubles : l’un figurant sur une photo jaunie, l’autre flambant neuf face à moi. Les mêmes façades et pourtant si différentes. Quatre vingt dix ans les séparaient. Un œil non avisé y verrait deux maisons différentes.
Pourtant, à y regarder de plus près, une permanence s’imposait. Pavés de la chaussée dont on pressent encore l’existence sous la fine couche de goudron. Similitude des pierres de grès formant le soubassement de l’immeuble. Emplacement inchangé des ouvertures dans la façade ; seule une des deux portes, avec le temps, est devenue fenêtre. Même la gouttière coule à la même place. Tout le reste est changé, modifié, modernisé, méconnaissable. Plus aucune trace ne subsiste du vieux bistrot devant lequel pose mon grand père parmi un groupe d’hommes et une femme. On sent la guerre encore proche : les vitres de l’imposte manquent au dessus de la porte donnant sur l’escalier qui monte aux étages. Le bois des menuiseries n’a connu ni peinture ni mastic depuis de longues années, les rideaux de la fenêtre sont chétifs. Les personnages de la photo, par leur pose et leur tenue vestimentaire, semblent sortis d’une époque que je n’ai pas vécue. Qui sont-ils ? Ces moustaches, ces chapeaux, ces casquettes, ces bretelles portées à même la chemise sans veste ? Cette femme au grand tablier attaché aux hanches ? Ma mère, à qui j’ai montré la photo, se souvenait des noms de plusieurs des personnes figurant devant ce qu’elle a appelé le café Lambert : des noms restés gravés dans un coin de ma cervelle d’enfant qui jamais n’eurent pour moi de consistance humaine. Des noms abstraits de personnages de romans familiaux : untel mort à Paris un soir de rixe, tel autre travaillait aux chemins de fer, la fille des patrons du café s’occupait si bien de la fille aînée de mes grands parents. A quoi pensent-ils ces personnages face à l’objectif du photographe ? Comment envisageaient-ils l’avenir ? Leur avenir ? Avaient-ils des rêves ? En réalisèrent-ils quelques uns ?
L’immeuble faisant face à ce qui aujourd’hui n’est plus un café porte le numéro 5. J’eus la surprise de découvrir que je le connaissais : un porche donnant sur une cour pavée au fond de laquelle j’ai usé une partie de mon adolescence dans un local humide qui servait de lieu de rassemblement à la bande de copains que fréquentait mon frère à la fin des années 70 et que l’on transforma ensuite en coopérative de produits biologiques. J’y ai prolongé des soirées à refaire le monde, jouer de la guitare, écouter des disques. On y imprimait parfois des tracts que l’on distribuait au petit matin, avant que l’encre ne fut sèche, à des ouvriers incrédules devant des entrées d’usines. C’est également là où mon cœur s’est pour la première fois mis à battre plus fort pour un premier amour… J’ai vécu dans ce lieu parmi les moments les plus intenses de ma vie adolescente sans imaginer que je refaisais, au même endroit, les gestes identiques à ceux qu’avaient fait mon grand père cinquante ans plus tôt. Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux. On croit l’histoire, la nôtre, indépassable. Et pourtant… Que restera-t-il de nous, de nos actes, de nos paroles, de nos pensées ? Vieillir est silencieux : tout se modifie si progressivement en nous, tout change si imperceptiblement autour de nous, rien ne se démarque, rien ne se remarque. Seul le choc de deux époques dont l’une semble à jamais révolue nous oblige à sentir les accrocs du temps : des rides se sont formées, le corps s’est affaissé, quand ce n’est pas l’un d’entre nous qui manque à l’appel…