Si loin, si proche

vendredi 2 mars 2007
par  Christian LEJOSNE
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Trois jeunes gens font face au photographe. Eric est assis à gauche, le regard dirigé vers une platine de disques vinyles. Henri tient un micro dans une main, une cigarette et un verre dans l’autre. On ne l’appelait déjà plus Blandine parce que ça nous faisait rire de voir tous ces gens qui le prenaient pour une fille à cause de ses longs cheveux blonds et de son visage aux traits fins. Je suis debout entre eux, les mains posées sur une minuscule table de mixage. Le casque que j’ai sur les oreilles est à peine visible sous mes cheveux longs et volumineux.

Il doit faire frisquet car j’ai gardé mon manteau, ouvert sur un pull à lignes horizontales et col V, le dernier que ma mère m’ait tricoté. La chemise rouge que je porte, je me souviens l’avoir achetée à des ouvrières en grève qui continuaient la production et la vente dans l’usine occupée, sur le modèle mis en place quelques années auparavant par les ouvriers de chez LIP à Besançon. Le papier peint sur le mur derrière nous est d’un vert pisseux. Des plaques en aggloméré barrent les deux seules fenêtres de la pièce. Du mur de gauche pendent des câbles électriques. Sur l’autre mur est punaisée une affiche représentant la grand place d’Arras en noir et blanc qu’un personnage de bande dessiné, hirsute et rouge, est sur le point de conquérir, un sabre dans une main, une portée de notes de musique dans l’autre. Dans le ciel, des anneaux concentriques laissent planer une vague menace électronique, précisée en lettres grasses et en majuscules : RADIO PROVISOIRE (1). Nous sommes dans le premier studio de cette radio libre. Le mot studio semble bien pompeux pour un local crasseux de douze mètres carrés. C’est pourtant le premier lieu où stabiliser cette radio libre encore illégale, émettant le dimanche matin, seule plage horaire de diffusion sur la bande FM, à l’époque chasse gardée de l’Etat.

La photo doit dater de fin 1981 ou de début 1982. Cela fait vingt cinq ans. Un quart de siècle. Dans mon souvenir c’était hier. Mais rien qu’à regarder la photo, on voit bien qu’il s’agit d’une autre époque. Maintenant, la majorité des jeunes a les cheveux rasés. Est-ce la fin du service militaire obligatoire qui a rendu ce look acceptable, avant que le crâne de Zidane ne devienne un emblème ? Avant, les cheveux ras étaient le privilège des jeunes qui se revendiquaient fascistes et qui singeaient l’armée. Pour les autres, ça aurait été la honte de ressembler à des bidasses. La musique s’écoutait sur des disques en vinyle et les platines mettaient quelques secondes à démarrer, occasionnant des silences sur les ondes, laissant supposer à l’auditeur qu’un problème technique le privait de son émission favorite. Plus tard, avec les platines auto-start, on pourrait poser le saphir sur le disque et entendre démarrer de suite le morceau choisi à la bonne vitesse. Il faudrait attendre le compact disc pour rendre la vie plus facile au technicien radio. L’ordinateur personnel n’existait pas. Internet encore moins. Le son numérique restait à inventer. Pour faire un montage, il fallait couper la bande magnétique à quarante cinq degrés avec une paire de ciseaux puis coller les deux bouts à raccorder avec un scotch spécial sur sa face non magnétisée. Henri travaillait dans la création sonore et nous avait initié à la technique. La gestion de la radio était tout un poème : un samedi par mois, nous nous retrouvions tous – la vingtaine d’animateurs bénévoles – dans les locaux de l’aumônerie des lycées pour prendre les décisions démocratiquement. En gros, on s’étripait pendant des heures pour décider de choses assez anecdotiques en y mettant toute notre énergie. Les portes claquaient souvent. Les retours succédaient aux départs, le plaisir de faire de la radio étant plus fort que nos désaccords idéologiques. Même les cigarettes semblent d’une autre époque, maintenant qu’elles deviennent interdites en public. On était une bande de joyeux copains qui croyaient qu’on pouvait changer le monde rien qu’avec des mots. On quittait nos parents dès qu’on avait l’âge de la majorité. Libération était en début de vie. L’avortement légalisé depuis peu et la peine de mort encore en vigueur en France. On avait appelé cette radio « provisoire » en se disant que c’était sans doute une garantie de longévité. Pour le coup, c’était bien vu.

Depuis, on a usé jusqu’à la corde deux présidents de la République, désespéré de la gauche comme de la droite. On a pris des rides, nos cheveux ont blanchi et se sont raccourcis. Radio provisoire est devenue PFM sans vendre son âme : elle reste une des rares radio de la bande FM où l’expression collective n’est pas soumise à la loi du marché. Le monde a changé, pas nécessairement comme nous l’avions souhaité. J’ai perdu de vue les copains de la photo. Je ne fais plus d’émission de radio mais j’aime encore croire que les mots peuvent changer le monde, en mieux. Qu’ils peuvent au moins changer mon monde. Et aussi un peu le vôtre…

Christian LEJOSNE

(1) PFM fête ses vingt cinq ans avec un concert le 28 octobre et une expo à la médiathèque d’Arras à partir du 7 novembre 2006. Infos sur www.radiopfm.com


Documents joints

Si loin, si proche
Photo PFM 1982

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