Entre les lignes...
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Je viens de lire presque tout Annie Ernaux ! Quatorze livres d’affilée ! Comme si j’avais passé un mois en sa compagnie, pour ne pas dire dans sa tête… J’ai commencé par la fin : L’autre fille (1), publié en 2011. Puis j’ai lu la plupart de ses précédents livres dans leur ordre de parution : des Armoires vides (2) à Les années. Ses livres étant autobiographiques, j’ai parcouru en quelques semaines l’équivalent d’une vie – je n’ose écrire SA vie, tant Annie Ernaux dit avoir cherché à écrire LA vie plutôt que la sienne propre. J’ai lu ses livres à la lumière de L’autre fille. Pour essayer de comprendre comment Annie Ernaux s’est arrangée, tout au long de son œuvre, pour contourner l’événement majeur qui occupe les soixante-dix-huit pages de L’autre fille et qu’elle avait jusqu’alors occulté. Pour tenter de trouver ce qui y était écrit entre les lignes… Rapide tour d’horizon d’une œuvre littéraire :
Les armoires vides, publié en 1974, relate l’enfance d’Annie Ernaux, sa relation avec ses parents envisagée avec le recul d’une femme qui écrit un premier livre à l’âge de 33 ans (elle écrit ce livre dans le plus grand secret, alors qu’elle rédige une thèse sur Marivaux pour passer l’agrégation). On y relève (ou pas), au détour d’une phrase, comme un relent de secret : « je rêve parfois de devenir orpheline » ou encore « ce sont mes parents qui n’ont pas eu de chance de m’avoir. C’est fini, ils ne peuvent plus me troquer contre une autre. Si je mourais, ils seraient débarrassés peut-être. ».
Dans La femme gelée (1981), elle revient au début du livre sur la place des enfants dans sa famille élargie : « Les familles nombreuses autour de moi, c’était des cohortes d’enfants mal mouchés, des femmes encombrées de landaus et de sacs bourrés de nourriture qui les déhanchaient lourdement, de plaintes continuelles à la fin du mois. La grand-mère s’était laissée avoir mais il ne fallait pas lui jeter la pierre, autrefois c’était normal, six, dix enfants, maintenant on avait évolué. Et mes oncles, et tantes en avaient tellement soupé de la famille nombreuse que je suis entourée de cousins uniques. Moi aussi je le suis, unique, et ravisée en plus, nom qu’on donne à une espèce particulière d’enfants nés d’un vieux désir, d’un changement d’avis des parents qui n’en voulaient pas ou plus. Première et dernière, c’est sûr. J’étais persuadée d’avoir beaucoup de chance. »
La place (1983), revient sur la relation entre Annie et son père. Elle y évoque une sœur pour la première fois, brièvement, sur une page : « Une petite fille est née (…) La petite fille est rentrée de classe un jour avec mal à la gorge. La fièvre ne baissait pas, c’était la diphtérie. Comme les autres enfants de la vallée, elle n’était pas vaccinée. Mon père était aux raffineries quand elle est morte. (…) Ma mère racontait en s’essuyant les yeux avec un chiffon sorti de sa blouse, « elle est morte à sept ans, comme une petite sainte. » »
On en apprend à peine plus dans La femme (paru en 1987), qui relate la vie de sa mère. Sur une page également : « Sans doute, pas un moment à soi entre l’épicerie, le café, la cuisine, où s’est mise à grandir une petite fille, née peu après l’installation dans la vallée.(…) En 1938, elle est morte de la diphtérie trois jours avant Pâques. Ils ne voulaient qu’un seul enfant pour qu’il soit plus heureux. La douleur qui se recouvre, simplement le silence de la neurasthénie, les prières et la croyance d’une « petite sainte au ciel ». La vie à nouveau, au début de 1940, elle attendait un autre enfant. Je naîtrai en septembre. »
En 1997, en écrivant « Je ne suis pas sortie de ma nuit », qui parle de la maladie d’Alzheimer de sa mère, Annie revient à trois occasions sur sa sœur. Par une anecdote d’abord : « Le docteur est venu. Elle n’a pas su dire son âge. Elle s’est très bien souvenue qu’elle avait eu deux enfants. « Deux filles », a-t-elle précisée. » Vingt pages plus loin : « L’infirmière m’a dit qu’elle parlait toujours de moi, seulement de moi. Culpabilité. Je remarque aussi qu’elle se prend pour moi. Je suis née parce que ma sœur est morte, je l’ai remplacée. Je n’ai donc pas de moi. » Et plus loin encore : « Effrayant de constater combien ma mère a toujours été figure de la mort pour moi. (…) le récit qu’elle fait de la mort de ma sœur me terrifie : j’ai l’impression que c’est en mourant à mon tour qu’elle m’aimera, puisqu’elle dit, ce jour-là, en parlant de moi, « elle est bien plus gentille que l’autre » (ma sœur) ».
Se perdre, publié en 2001, est la retranscription du journal intime qu’Annie Ernaux écrivit sur la période 1988-1990 alors qu’elle vit une passion amoureuse pour un diplomate russe résident à Paris qui donnera lieu à la publication en 1991 d’Une passion simple. A la date du 15 décembre 1988, alors que son amant n’a pas donné signe de vie depuis plusieurs jours, Annie Ernaux écrit : « Silence, toujours. Je me sens si mal que je cherche à me souvenir de moments semblables, et c’est 58, 63, qui reviennent, inexorablement. Savoir qu’il suffirait d’un appel (ô ce mot si juste) pour que j’aie le goût de vivre. Si on lit ce journal un jour, on verra que c’était exact « l’aliénation dans l’œuvre d’Annie Ernaux », et pas seulement dans l’œuvre, plus encore dans la vie. » L’aliénation, le silence, les non-dits dans la vie d’Annie Ernaux, et pas uniquement vis-à-vis des hommes… serait-on tenté d’ajouter en écho à L’autre fille.
Il faut ensuite attendre Les années publié en 2008, pour enfin connaître le prénom de cette morte, dont les liens avec l’auteure demeurent encore énigmatiques : « La photo floue et abîmée d’une petite fille debout devant une barrière, sur un pont. Elle a des cheveux courts, des cuisses menues et des genoux proéminents. A cause du soleil, elle a mis sa main au-dessus des yeux. Elle rit. Au dos, il y a écrit Ginette 1937. Sur sa tombe : décédée à l’âge de six ans le jeudi saint 1938. C’est la sœur aînée de la fillette sur la plage de Sotteville-sur-Mer. »
Le lecteur devra attendre le printemps 2011, soit trente-huit ans après le premier livre d’Annie Ernaux pour que L’autre fille soit enfin incarnée. Quelques mois plus tard, paraîtra dans la collection Quarto chez Gallimard, Ecrire la vie, un volume de onze cents pages où sont rassemblés la plupart de ses livres. En introduction, un cahier de photos de cent pages dans lequel Ginette y apparaît à deux occasions. L’autre fille raconte « la scène du récit [qui] se passe pendant les vacances 1950. » Annie a dix ans quand elle surprend une conversation entre sa mère et une cliente – ses parents tiennent un café-épicerie. Sa mère raconte « qu’ils ont eu une autre fille que moi et qu’elle est morte de la diphtérie à six ans. » Une sœur « morte comme une petite sainte » et qui était « plus gentille que celle-là. Celle-là, c’est moi » précise-t-elle. Jamais les parents ne parleront à Annie de cette première enfant, même quand elle sera adulte et elle-même devenue mère de famille. « Je ne les ai jamais entendus prononcer ton prénom. Je l’ai appris de ma cousine C. (…) Encore maintenant, j’éprouve un malaise, une vague répugnance à l’entendre. Je le dis rarement. Comme s’il m’était interdit. Annie Ernaux tente, dans cette improbable lettre, une approche en direction de sa sœur : « Tu es l’enfant du ciel, la petite fille invisible dont on ne parlait jamais, l’absente de toutes les conversations, le secret. » Le livre tente de dire l’inracontable parce que jamais nommé, la difficulté à vivre avec un secret qui lie et sépare à la fois cette enfant unique d’avec ses parents ? « Je ne peux pas te mettre là où j’ai été. Remplacer mon existence par la tienne. Il y a la mort et il y a la vie. Toi ou moi. Pour être, il a fallu que je te nie. » Il aura fallu à Annie Ernaux un long détour, le parcours de toute une œuvre, pour mettre au jour le traumatisme auquel elle doit probablement l’origine de son écriture. Une œuvre que l’on avait, à tort, réduite à « une démarche objectivante empruntée à la sociologie » (3). Une œuvre qu’Annie Ernaux résume en une phrase extraite de son journal intime (paru dans Se perdre) : « La ligne, la grande ligne du sens secret de ma vie. La même perte, pas encore tout à fait élucidée, que seule l’écriture peut élucider vraiment. » L’écriture de L’autre fille y contribue parfaitement.
Christian LEJOSNE
(1) NiL – Août 2011
(2) Tous les livres d’Annie Ernaux cités sont publiés chez folio
(3) Wikipedia
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