Un monde imprévisible...
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Vous avez dû vous en rendre compte : ce ne fut pas évident de lire pendant le confinement. L’esprit se mettait à vagabonder, incapable de rester centré sur ce que l’on lisait. Pour y remédier, je m’étais lancé dans la lecture de romans dont je présupposais qu’ils m’embarqueraient, corps et âme. Et tant qu’à me laisser transporter, autant que la traversée dure longtemps. J’avais choisi des pavés dont j’escomptais qu’ils me tiendraient en haleine et me feraient oublier le coronavirus. Mal m’en a pris. Purity (1) de Jonathan Franzen parle des risques atomiques et du rôle des lanceurs d’alerte. Les vivants et les morts (2) de Gérard Mordillat plonge au cœur d’un conflit social dans une usine de plastique dont les actionnaires américains ont décidé la fermeture. En entamant Je te retrouverai (3) de John Irving, je pensais tenir le roman qui m’éloignerait, enfin, du monde tel qui est... Là encore, je m’illusionnais.
Entre Irving et moi, c’est une vieille histoire qui remonte à plus de quarante ans, lorsque j’avais découvert L’Hôtel New-Hampshire. Depuis je lis régulièrement ses romans. C’est comme un ami lointain que j’ai toujours plaisir à retrouver (John, je t’ai retrouvé, haha !) et avec lequel la conversation reprend là où nous l’avions laissée, quelques années auparavant. En ces temps de confinement, la rencontre avec un ami prend d’autant plus d’intensité. Livre après livre, ce bon vieux John continue à faire feu de tout bois ! Rarement auteur parvient mieux que lui à offrir à ses personnages la possibilité de vivre des situations aussi délirantes et foutraques et à rebondir encore et encore... Situations extravagantes et exagérées que le lecteur accepte sans broncher.
Je te retrouverai raconte la (non) recherche de son père par Jack, un gamin de quatre ans (au début du livre) qui vit seul avec sa mère. La première (grosse) moitié du roman relate la vie telle que Jack la perçoit. Jack a plus de trente ans dans la seconde, quand il découvre comment elle s’est réellement déroulée ; sa mère (décédée entre temps) lui ayant menti sur pas mal de choses, en particulier sur son père, un organiste qui collectionne les conquêtes féminines et les tatouages (rien que ça !). La prouesse de l’auteur consiste à défaire, dans la seconde moitié du livre, tout ce que le lecteur avait pris pour argent comptant dans la première. Tel est Irving, un auteur dont il ne faut jamais croire tout à fait les histoires. Bien que vacciné depuis tant d’années et une douzaine de romans-rappels, je tombe encore dans le panneau ! Ici, donc, en mille pages, John Irving parvient à atteindre au dernier chapitre l’objectif fixé dès le titre du livre, la dernière phrase se terminant par « il l’avait retrouvé ». C’est un roman qui parle des blessures du passé, de la mémoire (forcément) déformée des événements vécus dans l’enfance, de la culpabilité et du pardon (parfois) impossible, de la façon de se construire quand on n’a pas de père, que votre mère vous délaisse dès l’âge de cinq ans et vous place dans un internat pour jeunes filles qui s’empressent de vous manipuler (au sens premier du terme). Beau gosse un peu efféminé, Jack, une fois adulte, devient un célèbre acteur de cinéma, capable de jouer tous les rôles, y compris féminins, mais incapable de jouer, dans la vie, son propre rôle. « Un être transitoire et éphémère qui avait presque cessé d’exister. » Sa vie ressemble à un bateau sans mouillage qui vogue à la dérive au gré des vents. Dit comme ça, le livre peut paraître déprimant, mais comme toujours avec Irving, il n’en est rien et l’on rit énormément. La fin s’ouvre sur une lueur d’espoir : « il avait cessé de jouer. Il était Jack Burns, tout simplement. Le vrai. »
Je te retrouverai n’échappe pas à un thème récurrent dans l’œuvre de John Irving et que j’avais déjà décrit dans une précédente chronique (4) : l’absence de père. Il s’en explique dans une interview accordée à François Busnel pour le magazine Lire, peu après la sortie du livre : « Il m’a fallu soixante ans pour écrire ce roman, mon onzième, que je porte depuis l’enfance. Chaque fois que je terminais un livre, celui-ci surgissait et me narguait : ’’Salut, souviens-toi de moi...’’ et je le mettais de côté : ’’Non, pas encore.’’ Il fallait que je mette assez de distance entre cette histoire et moi pour que naisse ce roman et qu’il ne soit pas mauvais à mes yeux. Et puis il y a l’imagination. L’imagination vous est donnée : vous jouez avec, mais elle ne dort jamais, ne se repose jamais, ne peut pas être coupée à la fin de la journée comme on coupe un robinet... même quand vous n’écrivez plus, elle continue de travailler. A quatre ou cinq heures du matin, elle vous réveille et vous entraîne dans des zones où votre vie consciente ne vous permet pas d’entrer. Alors, vous vous dites : ’’Mais, au fait, qui était-il vraiment, ce père biologique ? S’est-il intéressé à moi ? A-t-il lu mes livres ? Venait-il voir mes matchs de lutte sans que je le sache, anonyme parmi le public ?’’ Je te retrouverai est né de ces interrogations. » Dans la même interview, Irving dit qu’il « voit le monde comme un endroit dangereux et imprévisible alors qu’on nous le vend comme confortable et sans surprise ». L’apparition récente du coronavirus et le chamboulement qu’il a opéré, en quelques jours, dans nos vies ne peut que lui donner raison. Sacré John, toujours un déclic d’avance !
Christian Lejosne
(1) Éditions de L’Olivier, 2016
(2) Calmann-Lévy, 2005
(3) Éditions du Seuil, 2006
(4) L’air de rien n°75