Pourquoi conservons-nous nos livres ?

lundi 11 septembre 2023
par  Christian LEJOSNE
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Pourquoi, alors que nous manquons bien souvent de place dans nos logements, avons-nous tendance à conserver nos livres après les avoir lus ? Livres que, la plupart du temps, nous ne relirons plus... C’est une drôle de maladie qui frappe certains d’entre nous...

Francis vit depuis des années dans un modeste studio de 19 mètres carrés, entouré de livres. Il en possède plus de 4.500 qui couvrent, du sol au plafond, l’intégralité des murs de son appartement : romans, polars, essais politiques, économiques, sociologiques... Il n’a jamais envisagé de s’en séparer. Jusqu’à ce qu’il déclenche une leucémie et que le personnel soignant le somme de faire place nette dans son logement lorsqu’il le réintégrera après une greffe de moelle osseuse. Le papier contient des bactéries, inoffensives pour le commun des mortels, mais particulièrement dangereuses pour des personnes à l’immunité déficiente ; ces dernières peuvent, en respirant des particules de papier, attraper l’aspergillose, maladie infectieuse qui vient se loger dans les replis des sinus et des poumons. Nous avons donc vidé de tous ses livres l’appartement de Francis au début de son hospitalisation. Cela nous occupa trois jours durant : sortir les livres des étagères sur lesquelles ils dormaient parfois depuis de longues années (les livres au bois dormant !), les ranger dans des sacs de courses du type de ceux vendus dans tous les supermarchés (quatre piles pour les poches, trois pour les grands formats), descendre deux étages par un escalier étroit, un sac dans chaque main, transvaser les livres dans des caisses en plastique, déjà installées dans la voiture (caisses prêtées par l’ami maraîcher chez qui nous allions les entreposer). Une fois la voiture pleine comme un œuf, aller jusqu’au lieu de dépôt, situé à vingt kilomètres, et là, sortir les caisses de la voiture (chacune pèse dans les trente kilos) pour les installer dans une brouette qu’il s’agit de pousser sans trébucher jusqu’à un local situé une vingtaine de mètres plus loin. Là, superposer les caisses sur quatre niveaux. Tout en effectuant cette opération, je me demandais pourquoi Francis conserve chaque livre qu’il a lu, certains depuis fort longtemps, parfois tellement abîmés et salis que plus personne n’aurait envie de les lire (parce que j’aime les livres, m’expliqua-t-il plus tard, ils font une belle déco d’intérieur et sont de bons isolants, avant de préciser qu’enfant il lisait sous les couvertures pour se cacher de son père qui considérait la lecture comme du temps perdu). Dans la chambre stérile où il est hospitalisé, Francis a l’autorisation de lire, mais uniquement des livres neufs, achetés depuis moins d’un mois en librairie et immédiatement mis sous protection plastique. Lors d’un récent Salon du livre, je me suis retrouvé installé à côté de Fred, un auteur de polars, commissaire de police à la retraite et amoureux des livres. Il en possède plus de huit mille amoureusement rangés sur une mezzanine. Enfant, m’a-t-il expliqué, ses parents n’avaient pas d’argent à consacrer à sa passion (enfin, pas assez pour subvenir à son addiction à la lecture). Adulte, il peut s’adonner à sa passion sans modération.

A l’inverse de Francis et de Fred, Nicole a décidé, il y a quelques années, de faire place nette chez elle. Elle a vidé ses étagères et porté la quasi-totalité de ses livres chez un libraire qui les lui racheta d’occasion. Depuis, sa bibliothèque n’a guère évolué. Nicole aime l’ambiance spartiate. Stéphane était adolescent lorsqu’il déclara, tout de go, à ses parents : « Chez moi, quand je serai adulte, il n’y aura ni livre, ni bibliothèque. A quoi bon conserver tous ces objets encombrants alors qu’une simple liseuse peut contenir des milliers de livres. » Le père de Stéphane n’en est toujours pas revenu. Faut-il voir dans ce comportement la marque d’une différentiation entre générations ? Naître dans un monde dématérialisé inciterait-il à moins accumuler ? Il est vrai que le prix du livre peut sembler, à certains, prohibitif. Une récente étude menée par le ministère de la Culture montre qu’en dix ans, la proportion d’acheteurs de livres d’occasion est passée d’un lecteur sur quatre à un lecteur sur trois (soit 9 millions de personnes). En 2022, un livre sur cinq achetés l’était d’occasion. Cette proportion est encore plus élevée pour la science-fiction ou les romans policiers (un livre sur deux). Sur le web, les sites d’achat-vente de livres d’occasion prolifèrent. En ce qui me concerne, depuis une dizaine d’années, j’essaie de stabiliser les rayonnages de ma bibliothèque, limitant le nombre de livres à environ sept cent. Quand je ne parviens plus à ranger mes dernières acquisitions, j’effectue un tri. Je revisite mes étagères et j’élimine les livres ne correspondant plus à mes attentes. Les ouvrages dont je me sépare rejoignent la boîte à livres la plus proche de chez moi où je sais qu’ils feront des heureux. Cette forme de voie intermédiaire entre l’accumulation forcenée et le vide sidéral me convient. Quant à Francis, il prévoit de s’équiper de bibliothèques vitrées pour conserver ses nouvelles acquisitions, dès son retour chez lui. Et vous, comment vous arrangez-vous avec vos livres ?

Christian LEJOSNE


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