Le livre de la filiation véritable

samedi 8 avril 2023
par  Christian LEJOSNE
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Je viens de terminer la lecture de Even... Une pierre de vie en la mémoire de Rosa Shabad-Gawronska et des orphelins du ghetto de Vilna (1), écrit par Muriel Chochois, qui a déjà réalisé en 2018 la biographie d’Asia Turgel, rescapée des camps de la mort (2). Je ne connais rien à la culture juive. Tout juste ai-je retenu de Vivre avec nos morts (3) écrit par Delphine Horvilleur que le mot hébreu Even ou Eben, signifiant la pierre, peut se scinder en deux pour désigner le parent (ab) et l’enfant (ben). Les Juifs n’ont pas l’habitude de fleurir les tombes, ils y déposent de petites pierres. « Poser un caillou sur une tombe, c’est déclarer à celui ou celle qui y repose que l’on s’inscrit dans son héritage, que l’on se place dans l’enchaînement des générations qui prolongent son histoire. La pierre dit la filiation, réelle ou fictive, mais toujours véritable. (3) » Muriel Chochois ne pouvait trouver meilleur symbole que cette pierre vive pour introduire son sujet. Il lui a fallu quinze années de travail acharné, de recherche dans des archives internationales, de rencontres de témoins dans une course contre la mort et l’oubli, pour réaliser une enquête exclusive sur une jeune femme rebelle, devenue médecin engagée dans le bien-être des enfants et des mères, qui jamais n’abdiqua.

Un engagement sans faille
Née en 1882 à Vilnius, alors ville de l’empire russe (aujourd’hui capitale de la Lituanie), Roza Shabad-Gawronska part étudier la médecine à l’université de Fribourg où elle soutient sa thèse en 1907. Rentrée en Russie, elle se spécialise dans les maladies infantiles. Perçue comme une agitatrice par le régime tsariste, elle est emprisonnée. Libérée par la révolution de février 1917, elle part dans le Caucase pour le compte de la Croix-Rouge où elle soigne femmes et enfants durant quatre années. Elle revient en 1922 à Vilnius (devenue, entre temps, ville polonaise) où elle installe son cabinet de médecin tout en travaillant pour « l’Œuvre de Secours aux Enfants ». Très active, elle s’engage auprès de sa tante dans une école montessorienne, crée la première « École des futures mamans » et s’occupe d’un centre d’accueil pour enfants juifs réfugiés, venus de différentes régions de Pologne. Au début de la Seconde Guerre mondiale, Vilnius est d’abord occupée par l’armée russe. En juin 1941, quand les Allemands investissent la ville, elle devient la responsable de l’orphelinat, installé dans le ghetto juif, qui accueille des jeunes (âgés de six mois à 14 ans) dont les parents ont été assassinés ou qui ont déposé leurs enfants afin de mieux les protéger. « Le rôle des adultes qui étaient présents aux côtés des enfants, de façon permanente, comme le personnel médical et les enseignants, ou qui intervenaient ponctuellement, était de veiller à ce que les enfants continuent à avoir envie de se battre pour la vie. »

« Je serai avec eux jusqu’au bout »
Lors de la liquidation du ghetto, le 23 septembre 1943, alors qu’elle en a la possibilité, elle refuse de s’échapper pour ne pas abandonner les enfants de l’orphelinat dont elle a la charge. « J’ai mes enfants, je serai avec eux jusqu’au bout » sont les derniers mots prononcés par Roza Shabad-Gawronska. Ce jour-là, « 8000 prisonniers subirent une dernière sélection. 1600 à 2000 hommes furent envoyés dans des camps de concentration en Estonie, entre 1400 et 1700 femmes dans ceux de Lettonie. Entre 4300 et 5000 femmes et enfants furent envoyés dans des camps de la mort en Pologne. Les plus malades furent assassinés [dans une forêt proche de Vilnius] à Ponar ». Le lieu de l’assassinat de Roza Shabad-Gawronska demeure inconnu. Les témoignages de survivants divergent, le situant dans le camp d’extermination de Majdanek ou dans celui de Treblinka ; un troisième relate son assassinat à Ponar. Muriel Chochois a retrouvé la liste d’enfants de l’accueil de jour. Elle a émis l’hypothèse que, parmi ces enfants, se trouvaient des orphelins. Leurs noms, prénoms et dates de naissance sont répertoriés dans son livre, ainsi que leurs liens de parenté quand elle est parvenue à les reconstituer. Pour elle, « l’urgence est devenue celle, au-delà de l’histoire de Roza Shabad-Gawronska, de sauvegarder la mémoire des enfants de l’orphelinat. Si le travail sur leurs noms reste imparfait, il constitue une première ressource, source de progression. Si ce travail ne repose que sur une hypothèse, et si l’hypothèse s’avère non pertinente, il aura à tout le moins permis de faire sortir de l’oubli quelques noms d’enfants » écrit-elle en introduction.

Une pierre de filiation
Le 23 septembre 2013, lors de la commémoration nationale de la liquidation du ghetto de Vilna instaurée par la République de Lituanie, des pierres portant les noms d’enfants, de femmes et d’hommes juifs de Vilnius assassinés ont été posées le long du chemin menant au monument principal de Ponar. Le nom de Roza Shabad-Gawronska figure sur une pierre. Une pierre de transmission. Une pierre de filiation. Une pierre de vie qui déclare, à celles et ceux qui reposent en ce lieu, que l’on s’inscrit dans leur héritage, que l’on se place dans l’enchaînement des générations qui prolongent leur histoire. Le livre de Muriel Chochois n’a d’autre mission que de rappeler cela. Mais elle est immense.

Christian LEJOSNE

(1) N° 10 hors série de la revue Tsafon, octobre 2022 – Site Internet : [https://www.tsafon-revue.com/?Sommaire-du-no-10-hors-serie-octobre-2022]
(2) Cf. L’Air de rien n° 120
(3) Grasset, 2021


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