Se souvenir ensemble
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« Je suis Asia Turgel !!! » C’est ce que crie partout cette jeune femme de 22 ans lorsque, pour la première fois depuis des années, une dame qui l’avait reconnue l’a appelée par son nom. C’était en juillet 1945 à Bouqueron près de Grenoble, dans une grande maison qui servait de lieu d’hébergement pour des déportés juifs rescapés des camps de concentration. Asia Turgel venait de s’y installer après son arrivée en France, où elle avait dormi « dans un vrai lit avec des draps » pour la première fois depuis le 6 septembre 1941, jour où elle et sa famille furent contraints de quitter leur logement pour aller s’installer dans le ghetto de Wilno (1).
Asia Turgel a aujourd’hui 96 ans et vit à Paris. L’historienne Muriel Chochois l’a rencontrée dans le cadre d’une recherche sur le Docteur Roza Shabad-Gawronska, une pédiatre qui avait fondé en 1941 un orphelinat dans le ghetto de Vilnius et pour laquelle elle cherchait des témoins. C’était en 2009. Depuis, elles se sont retrouvées à de nombreuses reprises. Huit années de patientes rencontres qui donnent aujourd’hui lieu à la publication dans la revue TSAFON (2) d’un ouvrage à deux voix, « un texte fait d’une trame, un fil de témoignage et un fil d’histoire qui s’entrelacent pour former un tissu d’amitié » comme l’écrit en postface le Rabbin Pauline Bebe. Ce document est le fruit de la rencontre entre deux femmes, entre deux solitudes qui se respectent et apprennent à s’apprivoiser. « J’ai parlé... J’ai senti que vous me comprenez... Je n’ai pas parlé dans le vide » finit par dire Asia Turgel qui refuse encore l’idée que les échanges qu’elle a avec Muriel Chochois puissent un jour faire l’objet d’un ouvrage. « Qui s’intéressera à mon histoire ? Personne ne peut comprendre par où nous sommes passés. Qu’est-ce que cela veut dire de comprendre ? Notre détresse, notre malheur... je ne m’approfondis pas... Même moi, je ne comprends pas » note-t-elle dans un chapitre intitulé « Pourquoi parler ? ».
De sa famille, de sa vie d’avant le ghetto et la déportation, Asia Turgel ne conserve que trois photos qu’elle est parvenue à retrouver après la guerre. Des photos, pourtant, elle en avait emportées un plein sac en quittant son logement pour le ghetto avant d’être internée en concentration. « Quand nous sommes arrivées au Block à Kaiserwald, on nous a dit de laisser tous les bagages. On entrait dans la douche par la porte, on ressortait par une autre. On nous donnait d’autres vêtements. On ne gardait que ses chaussures. On avait l’air de clowns. Et je n’avais plus de papiers, ni de photos. C’était fini. Je n’avais plus de nom, plus d’âge. » Elle parvint cependant à récupérer et sauvegarder un temps son sac de photos qui finirent par être utilisées, comme tous les papiers, pour se chauffer. Lorsqu’elle réussit à s’échapper, avec six autres filles, après le bombardement du camp de Magdebourg, une filiale de Buchenwald, elle trouva par terre des papiers d’identité sans photo au nom de Marcelline Müller. C’est avec ce nom qu’elle obtint une carte de rapatriée à son arrivée en France. Peu après, elle rencontra Maurice qui la demanda en mariage. Elle ne voulut pas se marier sous un faux nom... mais eut des difficultés à se rendre à la préfecture pour obtenir des papiers à sa véritable identité. Elle avait peur qu’on la renvoie dans un camp. « Je resterai toute ma vie marquée par la crainte d’avoir à refaire mes papiers, d’avoir à donner mon nom, à donner mon acte de naissance. »
Dans son récit, Asia oscille entre vouloir se souvenir (« mon petit frère Moizesz est né un an et demi après moi... je ne me souviens pas de son visage ») et vouloir oublier (« il y a tant de choses dont je ne voudrais pas me souvenir »). Se souvenir ou oublier, avons-nous réellement le choix ? Dans un article publié en janvier 1951 que la revue Esprit réédite ce mois-ci (3), Chris Marker relate la conversation qu’il eut avec un contrôleur de train allemand lui intimant l’ordre d’oublier ce qui s’était passé durant la seconde guerre mondiale. Cris Marker lui fit cette réponse : « C’est justement en n’oubliant rien, en nous souvenant ensemble des camps de concentration que nous arriverons peut-être à travailler ensemble à un monde sans camps de concentration. » Se souvenir ensemble, l’ouvrage co-écrit par Asia Turgel et Muriel Chochois y contribue amplement...
Christian LEJOSNE
(1) Wilno est le nom polonais de l’actuelle capitale de la Lituanie, Vilnius
(2) Revue d’études juives du Nord. Hors série n°9 – mars 2018. Asia Turgel, Une vie, une voix. Vivre et survivre, de Wilno à Paris, de 1922 à aujourd’hui : voir site Internet
(3) Lire l’article Croix de bois et chemin de fer