La mémoire et l’oubli
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Je me souviens du premier pas de l’homme sur la lune. Je me souviens du nom de cet homme : Neil Armstrong. C’était le 20 juillet 1969. Je ne me souviens pas du premier pas que je fis plus modestement sur la terre ferme, une dizaine d’années plus tôt. L’histoire familiale dit que je savais parfaitement marcher mais que j’avais peur de me lâcher. Mes cousines, plus âgées que moi, avaient eu l’idée de me faire m’agripper à mes vêtements, ce qui me permit d’oser effectuer mes premiers pas, sans soutien extérieur, dans la maison où nous habitions lorsque j’étais enfant.
Je ne me souviens pas de la disparition de mon oncle, soudaine et demeurée inexpliquée jusqu’à ce jour. Elle alimenta pourtant, pendant de longues années, les conversations familiales.
Je me souviens du sol de cette maison, qui était en granito : des éclats de marbre de différentes couleurs éparpillés dans un ciment clair. C’est un procédé de construction très ancien – on en retrouve des traces dès l’antiquité – qui fut fort utilisé dans les années cinquante-soixante. Cela je l’appris beaucoup plus tard... Bien qu’apparemment lisse et plat, le sol en granito était loin de former un plan rectiligne. Je me souviens que lorsque ma mère lavait ce sol à grandes eaux, le mardi en fin de matinée, après avoir fait la lessive de la semaine, de petites flaques demeuraient à certains endroits – toujours les mêmes – tandis que le reste du sol avait, depuis longtemps, séché. Je me souviens de mon père, m’appelant à la rescousse lorsque, en bricolant, il avait par mégarde laissé tomber une petite pièce, vis ou écrou, difficile à retrouver sur ce sol tacheté. Je me mettais à genoux près de mon père penché en deux, le nez dirigé vers le sol, et la plupart du temps, malgré mes yeux de myope, je retrouvais rapidement la pièce égarée. Je me souviens d’une technique que j’avais perfectionnée avec le temps, consistant à approcher mon visage le plus près possible du sol et à l’observer en oblique, de sorte que tout ce qui dépassait de la rectitude du granito m’apparaissait nettement, alors qu’il demeurait invisible vu du dessus, de là où mon père regardait.
Je ne me souviens pas du premier rendez-vous chez l’ophtalmologiste, après que l’institutrice eut dit à mes parents que ma vue était défaillante. J’avais six ans. Je me souviens parfaitement du premier rendez-vous chez le dentiste. Il est vrai que j’avais alors quarante-cinq ans.
Je ne me souviens pas du premier coup de pédales sur mon petit vélo à quatre roues. Ni plus tard, lorsque l’on ôta les deux roulettes à l’arrière, obligeant le cycliste en herbe que j’étais à trouver son propre équilibre.
Je ne me souviens pas de la première fois où mon père fut hospitalisé, j’avais dans les six ans. Ma mère l’accompagna et ma grand-mère vint à la maison s’occuper de nous, les enfants.
Je ne me souviens pas du prénom de la première fille qui me prit la main et qui m’embrassa. Je me souviens que cela se passa lors d’une journée de classe découverte sur le littoral de la Mer du nord. Nous partagions, avec une classe d’un collège de jeunes filles voisin, le même autocar. Je me souviens par contre de la séance de rupture qui eut lieu quelques mois plus tard, alors que nous avions rendez-vous pour aller au cinéma. Je ne me souviens pas du titre du film, que je n’ai d’ailleurs pas vu ce jour-là, la rupture ayant eu lieu avant sa projection. Je me souviens par contre avoir surmonté ce premier chagrin d’amour en écoutant des disques de Léo Ferré tout le dimanche après-midi.
Je ne me souviens pas du décès de ma grand-mère paternelle, j’avais pourtant vingt-quatre ans.
Je me souviens du jour où, soudainement, j’ai tout oublié. Je roulais en ville quand, tout à coup, je ne savais plus si c’était le printemps ou l’automne, en quelle année nous étions ni ce qu’avait été ma vie. Je me suis arrêté dans un café pour tenter de reprendre mes esprits. En couverture d’un journal traînant sur une table, j’ai lu la date. A partir de cette date j’ai tenté de reconstruire un semblant de réalité quant à mon passé. N’y parvenant pas, je me suis rendu chez une amie qui passa un long moment à me raconter des bribes de ma vie qu’il me semblait découvrir pour la première fois. Avant que les souvenirs ne reprennent peu à peu leur place dans ma mémoire. S’il a oublié une situation passée, mon frère considère que cela s’est forcément déroulé pendant qu’il était à l’armée. A son époque, le service militaire durait dix-huit mois, ça lui laisse une belle marge de manœuvre. Pourquoi retenons-nous certains événements de notre vie et pourquoi en oublions-nous d’autres ?
« Nous sommes une mémoire. Nous sommes ce dont nous nous souvenons. Et ce dont se souviennent les autres nous concernant » écrit Agata TUSZYNSKA dans Une histoire familiale de la peur (1). Avant de compléter : « Je pense de plus en plus souvent que nous sommes davantage encore l’oubli. Ce que nous oublions. Ce que, dans un geste d’autodéfense, nous rayons de notre mémoire, nous chassons de notre conscient, nous esquivons dans nos pensées. Ce que nous invalidons pour que ce soit plus facile ou plus léger, pour ne pas souffrir ou ne pas raviver la souffrance. Je ne me rappelle pas quand ma mère m’a dit qu’elle était juive. Je ne me rappelle ni ce jour, ni la saison, ni le lieu, à table ou devant la fenêtre, ni le ton de sa voix, ni la teneur de ses paroles. Je n’ai pas le souvenir d’une telle conversation. Je ne me souviens de rien. »
Christian LEJOSNE
(1) Grasset, 2006
Chaque semaine, retrouvez L’air de rien la chronique atemporelle et non localisée, de, et par, Christian Lejosne dans Tumultes sur Radio PFM