Bon pour le service armé
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J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de mon grand père il y a un an. Le premier texte que j’ai écrit est étonnamment daté du 11 novembre 2008, quatre vingt dix ans jour pour jour après l’armistice de la guerre 14-18.
Un groupe de bidasses âgés de vingt à trente ans devant un baraquement en planches de bois. Trois hommes sont assis sur un banc au premier plan, derrière eux, sept hommes debout. Marcel fait partie de ceux-là, il est le quatrième en partant de la gauche, son voisin immédiat le tient par les épaules, les autres ont les mains dans les poches, une main de Marcel est glissée sous son ceinturon. Tous regardent l’objectif avec attention, on sent que c’est un moment important, les photos n’étant pas si fréquentes à l’époque, et celles du front encore moins pour des questions de censure et de sécurité. Tous sont en tenue militaire, veste boutonnée, col montant que l’on n’appelle pas encore Mao, pantalon sans pli, gros ceinturon à même la veste, certains portent des guêtres, d’autres des bottes ou de gros souliers. Trois d’entre eux arborent une médaille en forme de croix accrochée à leur veston, que je pense être la croix de guerre. Ils portent un calot sur la tête, qui se termine en pointe un peu à la façon des cocottes en papier. Tous sauf un, assis à droite sur le banc de bois et qui tient dans ses mains une ardoise sur laquelle on parvient à lire 4ème Section et au-dessus 3ème Compagnie. Connaissant les régiments dans lesquels Marcel fut incorporé, j’en ai déduit qu’il s’agissait du 44e régiment d’infanterie – car il appartenait alors à la troisième compagnie. En consultant mes notes, j’ai lu que ce régiment s’appelait l’as de pique et j’ai alors eu la certitude qu’il s’agit bien de ce régiment, car un pique est effectivement dessiné dans le coin droit de l’ardoise. On en devine un autre dessiné sur un panonceau accolé sur le baraquement et que la tête d’un des hommes du second rang cache en partie. Sur Wikipedia il est écrit que cette dénomination était due au général Philipot, commandant la 14e division d’infanterie, lorsqu’il fit l’éloge de ses hommes suite à la bataille de Champagne : « Je suis fier de vous… mes chers enfants, bravo mes as ! » La 14e DI fut d’ailleurs la première division dont tous les régiments furent décorés d’une fourragère. Plus tard, les lieutenants d’approvisionnement de chacun de ces régiments décidèrent de tirer au sort la répartition des couleurs des as. Le 35e RI tira le trèfle, signe de la chance, le 42e RI le carreau, le 60e RI tira le cœur. Le lieutenant Taillard du 44e RI, absent lors du tirage au sort et particulièrement jalousé par ses pairs pour les faveurs qu’il obtenait de l’intendance, reçu l’as de pique, le plus déprécié du jeu, symbole de la mort. Quant au 47e régiment d’artillerie, n’ayant plus d’as à recevoir, il se vit attribuer le joker. Ce petit dessin d’un as de pique m’apprenait donc plusieurs choses : cette photo montrait bien Marcel au 44e RI et elle était postérieure au 16 septembre 1917, date où chaque soldat de cette division reçu sa fourragère. Peut-être est-ce même la raison de cette prise de vue ? Ces hommes semblent fiers d’eux, certains sourient explicitement, d’autres portent la satisfaction du travail accompli. Bien qu’en regardant leurs visages de plus près, j’y vois poindre d’autres sentiments : l’inquiétude, la fatigue et aussi une profonde tristesse au fond de leurs regards. Alors remontent en moi ce poème d’Aragon :
« Bon pour la gnole à l’aube et l’angoisse au créneau
Bon pour l’attente et la tempête et les patrouilles
Et bon pour le silence où montent les signaux
La jeunesse qui passe et le cœur qui se rouille
Bon pour l’amour et pour la mort bon pour l’oubli
Dans le manteau de pluie et d’ombre des batailles
Enfants-soldats roulés vivants sans autre lit
Que la fosse qu’on fit d’avance à votre taille (1) »
C’est la seule photo de Marcel en militaire dont je dispose. C’est d’ailleurs chronologiquement la photo où Marcel est le plus jeune. Je n’ai aucune photo de lui bébé dans les bras de sa mère. Aucune où on le verrait enfant, devant la façade de son logement ou jouant dans une cour. Ni au milieu d’une bande d’adolescents boutonneux. Aucune photo de lui amoureux au bras d’une jeune fille, se promenant au bord d’un quelconque canal. Aucune photo de lui sur les bancs de l’école ou encore la traditionnelle photo de classe, avec le professeur principal assis au premier rang, au milieu d’élèves pour une fois studieux. Aucune photo de lui au travail, dans un champ, à l’usine, à l’entrepôt, à l’atelier, à vélo ou tenant un cheval par la bride. Rien. Aucune trace. Comme si sa vie d’avant n’avait pas d’existence. Comme si on ne pouvait pas la montrer ni se la représenter. Comme si sa vie avait débuté à vingt et un ans : majeur, sans passé, sans lien, sans famille, au cœur de cette guerre-là.
Christian LEJOSNE
(1) Le crève cœur