Le fil rouge d’Alice Miller

dimanche 5 mars 2023
par  Christian LEJOSNE
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A l’occasion du centenaire de sa naissance (elle est née le 12 janvier 1923), L’Air de rien revient sur l’extraordinaire « chemin de vie » d’Alice Miller, première psychothérapeute qui osa, à la fin des années soixante-dix, attaquer de front les parents dans leurs comportements d’éducateurs (1). Selon elle, un enfant, particulièrement un enfant sensible, fait preuve, dès son plus jeune âge, d’une étonnante aptitude à sentir, par intuition, les besoins de ses parents et à y répondre. En s’assurant ainsi leur amour, il développe une sensibilité très particulière aux signaux inconscients des besoins d’autrui... et, par voie de conséquence, il nie ses besoins propres. C’est Le drame de l’enfant doué (2), qui, devenu adulte, passe son temps à se mettre à la disposition des autres, choisit une profession d’aide à autrui et continue ainsi, tout au long de sa vie, à réprimer ses réactions émotionnelles.

Poursuivant sa démarche, Alice Miller s’en prenait à la « pédagogie noire » qui sévissait alors dans la grande majorité des familles et, par extension, à la plupart des religions qui ont pour principe fondamental que l’enfant doit un respect total à ses parents, ce qui, dans la religion catholique se traduit par le quatrième commandement du Décalogue : « Tu honoreras ton père et ta mère ». Au fur et à mesure de ses publications, Alice Miller attirait de plus en plus l’attention sur les risques somatiques que provoque le déni de sa propre histoire.

Les souffrances muettes de l’enfant
L’annonce de la mort d’Alice Miller, en 2010, m’avait profondément attristé. Comme si l’on se connaissait, comme si l’on avait fait un bout de route ensemble, comme si elle avait été pour moi ce « témoin lucide » qui m’avait aidé à (dé)passer certaines épreuves de ma vie. D’Alice Miller elle-même, je ne savais pas grand-chose. Et voilà que son fils Martin, lui-même psychothérapeute, publiait un livre : Le vrai « drame de l’enfant doué » la tragédie d’Alice Miller (3). On y découvre que les théories élaborées par Alice Miller sur les souffrances muettes de l’enfant ont été conçues à partir de sa propre expérience. Elle était née dans une famille juive orthodoxe près de Lodz en Pologne, sous le nom d’Alicija Englard. Très tôt, par son caractère affirmé, elle se battit pour obtenir de ses parents ce qu’elle désirait. Elle parvint ainsi à suivre une scolarité dans une école publique plutôt qu’à l’école juive. Mais ses attentes restaient le plus souvent incomprises de son père, soumis à sa propre famille et à la religion juive. « Contrairement à la perception des membres de sa famille, elle a vécu dans son corps le fait que ses questions et sa critique étaient interprétées et punies comme un comportement désobéissant. » Elle n’avait pas d’allié et réagissait par le retrait en se réfugiant dans les livres. « Pour l’exprimer avec les mots de sa propre théorie : elle a fait l’expérience douloureuse de ce que l’enfant qui veut vivre son soi propre, contraire aux valeurs familiales, se trouve en général seul. Elle n’avait pas droit à sa propre opinion, on l’a censurée et endoctrinée », précise Martin Miller.

Critique du comportement parental
En septembre 1939, la Pologne est envahie par l’armée hitlérienne qui, rapidement, regroupe les Juifs dans des ghettos. Alicija a alors seize ans, mais se comporte déjà en adulte. Elle parle couramment le polonais, parvient à s’échapper du ghetto et à obtenir de faux papiers pour elle (elle se fait alors appeler Alice) et aussi pour sa famille, permettant à sa jeune sœur et à sa mère de vivre côté aryen. Son père, malade et ne parlant que yiddish, reste dans le ghetto où il meurt en 1941 des suites de sa maladie. Durant quatre années, jour après jour, Alice Miller vécut sous une fausse identité, la peur au ventre, prenant quotidiennement des risques pour venir en aide aux siens.
Au début de la guerre, l’oncle et la tante d’Alicija, de qui elle se sentait beaucoup plus proche que de ses parents, étaient venus proposer à toute la famille de quitter la Pologne afin de fuir le nazisme. Les parents d’Alicija refusèrent. L’oncle se tourna alors vers elle et lui proposa de l’emmener. Alicija refusa catégoriquement, disant qu’elle ne pouvait pas abandonner sa famille. « La décision de ma mère de se sacrifier pour les siens, tout en adoptant au sein de la famille une toute autre position, est un exemple typique de la parentification des enfants par leurs parents. Alice, elle-même encore adolescente, perçoit le sentiment d’impuissance de ses parents et assume le rôle des adultes. Elle n’a pu se soustraire à ce devoir. Je suis persuadé que cette expérience l’a conduite aussi inconsciemment quand, des décennies plus tard, elle a rédigé dans ses livres ses théories sur la critique du comportement parental » explique Martin Miller, qui précise « Ce livre est autobiographique même si elle n’y lève pas le voile. »

Une double personnalité
« Pourtant, c’est le développement extrême d’un faux soi qui sauva ma mère pendant la guerre », déclare encore Martin Miller. « La conséquence tragique de ce vécu traumatique fut qu’Alice Miller continua à porter en elle deux personnalités différentes. D’une part, cette Alicija récalcitrante et rétive qui se rebelle contre les normes établies et s’engage dans l’enfance pour le droit à l’existence de l’originalité humaine ; d’autre part, cette Alice pratiquement insensible qui obéit obscurément à l’obligation de s’adapter pour assurer sa survie. La vie future d’Alice Miller oscilla constamment entre ces deux pôles. » Et Martin Miller de décliner les penchants excessifs de sa mère : « son besoin de tout contrôler, autrefois nécessaire à la survie, sa peur inextinguible de la persécution, qui s’exprima aussi par le retrait total dans son bastion provençal, sans oublier non plus la projection du persécuteur en moi. » Et de conclure : « Plus ma mère s’efforçait d’échapper aux fantômes torturants de la guerre, plus le passé se manifestait en tant que présent vécu. Et, dans les dernières années de sa vie, ce passé se dirigea de plus en plus contre son propre fils. » Pendant trente ans, Martin Miller refusa de voir sa mère. On peut être une remarquable théoricienne de la psyché, être internationalement connue, et demeurer un parent incompétent ! Ou pour le dire autrement, « le vrai drame de l’enfant doué », Alice Miller l’avait vécu tellement intensément dans son enfance qu’il continua de la marquer toute sa vie, tant dans les livres qu’elle écrivit que dans sa propre vie familiale et affective.

L’abandon du faux soi
Laissons à Martin Miller le mot de la fin, lorsqu’il parle de sa mère écrivant Le drame de l’enfant doué : « Elle se transformait radicalement, comme si elle se fondait presque dans ses pensées, comme si son corps et son esprit se rencontraient. Pour la première fois, je la sentais heureuse. Tout était vrai. En fait, c’était également son histoire. C’est la raison pour laquelle ce livre était et reste toujours aussi authentique. La rédaction de cet ouvrage a dû représenter pour ma mère rien de moins que l’abandon de son faux moi. Rien ni personne ne pouvait plus la priver de parole ; elle ne simulait plus ni ne reniait pas ce qu’elle considérait comme bon. »

Christian LEJOSNE

(1) Voir le texte de Martin Miller concernant l’influence actuelle de sa mère sur le travail de thérapeute, publié sur le site de Regard conscient : https://regardconscient.net/archi23/2301therapiemiller.html
(2) Presse Universitaire de France, 1983
(3) Presse Universitaire de France, 2014

Cette chronique est extraite de mon livre Un fil rouge, un abécédaire de 26 auteurs, publié en 2017 chez L’Harmattan, qui tente de faire le lien entre leur œuvre et leur enfance, selon la théorie d’Alice Miller. Plus de détails sur : https://christianlejosne.jimdofree.com/un-fil-rouge/


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