Toute ressemblance, et cætera... [3/3]
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Suite des chroniques n° 147 et 148
Samedi fut une journée pénible. Je n’imaginais pas que les jours suivants seraient pires encore. La vie de procureur n’est plus ce qu’elle était. Je regrette le temps de Pointe-à-Pitre où j’ai pu travailler à peu près à ma guise. Samedi donc, longue journée dans la salle de commandement du centre de supervision urbain dont les caméras de vidéosurveillance étaient braquées sur la manifestation. J’ai vu, en direct sur les écrans, la charge des policiers. Bien entendu je n’en ai rien dit par la suite...
A la suite de la blessure reçue par cette manifestante âgée de 73 ans, j’ai dû diligenter une enquête préliminaire. Je l’ai confiée à Hélène Plaidoyer, la cheffe de la sûreté départementale. C’est une personne en qui j’ai toute confiance. Belle femme, que j’avais vue la veille sur les écrans du CSU. Dans le climat tendu que nous connaissons, avec la venue du chef de l’État, je ne peux me permettre un faux pas. A la place qu’elle occupe, elle ne peut qu’arrondir les angles. Arrondir les angles, voilà la délicate mission qui nous est impartie.
Dimanche, j’ai eu un rapide échange téléphonique avec elle. Elle a rassemblé les pièces principales. L’enquête avance dans le bon sens. J’ai fait remonter à ma hiérarchie. Toujours se couvrir avec sa hiérarchie. De l’importance du système pyramidal dans les institutions. Ce qui m’inquiète davantage, ce sont ces journalistes fouille-merde qui mènent leur enquête en dehors de la justice et aussi tout ce qui se colporte aujourd’hui sur les réseaux sociaux.
Lundi matin, comme chaque jour de la semaine, je prenais mon petit-déjeuner dans un hôtel du centre en lisant la presse. Le journal régional avait décroché un entretien exclusif avec le président de la République arrivé la veille. J’ai failli m’étrangler avec mon croissant au beurre quand j’ai découvert que le Président parlait de la vieille dame blessée lors de la manifestation : « Pour avoir la quiétude, il faut avoir un comportement responsable. Je pense que quand on est fragile, qu’on peut se faire bousculer, on ne se rend pas dans des lieux qui sont définis comme interdits et on ne se met pas dans des situations comme celle-ci. Cette dame n’a pas été en contact avec les forces de l’ordre. Elle s’est mise en situation d’aller dans un endroit interdit, de manière explicite, et donc d’être prise dans un phénomène de panique. Je le regrette profondément, mais nous devons, partout, faire respecter l’ordre public. Je lui souhaite un prompt rétablissement, et peut-être une forme de sagesse. » Les journaux nationaux revenaient sur la manifestation de samedi et la blessure de la vieille dame. Certains, toujours les mêmes, jetaient de l’huile sur le feu, affirmant que c’était un policier qui l’avait jetée au sol.
Toutes affaires cessantes, une fois arrivé au Palais, j’organisai une conférence de presse pour le soir même. Tenter une fois encore d’arrondir les angles. Je suis expert en conférence de presse. Les journalistes raffolent des conférences de presse. J’en organise une chaque mois au palais de justice pour faire le point sur les affaires en cours. Même s’il n’y a rien de particulier à dire. Il était important de soutenir la version présidentielle afin d’éviter tout risque de polémiques inutiles et destructrices entre les institutions. Toute la journée, j’ai pesé les mots que j’allais prononcer. Des mots alliant prudence et détermination : « Ce dont on est sûr aussi, à l’analyse des images, pixel par pixel, c’est qu’elle n’a pas été touchée par les forces de sécurité. » Pour montrer à quel point, l’enquête était menée avec toute la précision qui devait lui être accordée, j’évoquai l’ensemble des pistes ouvertes à l’heure où nous parlions et fis le tour des potentiels suspects : un « cameraman », une autre manifestante et une personne « avec une casquette marron » qui auraient pu déstabiliser la retraitée.
Quatre jours plus tard, je dus changer mon fusil d’épaule devant le battage médiatique orchestré (ils n’ont rien d’autre à écrire, les journalistes ?) et devant le nombre de vidéos montrant la scène qui faisaient le buzz sur les réseaux sociaux (tant qu’on n’interdira pas les prises de vue dans les manifestations, on aura des problèmes !). Lors une nouvelle conférence de presse, je reconnaissais que les blessures de madame Ginette Lajoie « résultent de l’action d’un fonctionnaire de police dont il convient d’apprécier maintenant le caractère volontaire ou involontaire ». Tous les termes avaient été pesés et soupesés avec ma hiérarchie. Il importe de se couvrir. Toujours se couvrir si l’on veut durer.
***
Au terme d’un film, il arrive que soit inscrit ce que sont devenus les principaux personnages. Ici, on pourrait alors lire :
Le policier qui a poussé Ginette (en obéissant aux ordres de ses supérieurs) a été mis en examen. Il risque sept ans de prison.
Son supérieur hiérarchique, le commissaire Souci ayant décidé de la charge « disproportionnée », n’a pas été inquiété. Lui, ainsi que sa compagne Hélène Plaidoyer, la cheffe de la sûreté départementale, ont tous deux reçu des mains du ministre de l’Intérieur, quelques mois après cette histoire, la médaille de la sécurité intérieure qui vient « récompenser un engagement exceptionnel ».
L’enquête menée par la police des polices a conclu que la charge menée par le commissaire Souci était disproportionnée.
Le procureur a été dessaisi de l’affaire et muté dans une autre circonscription sans être rétrogradé.
Le capitaine de gendarmerie qui refusa d’obéir aux ordres du commissaire Souci d’aller « triquer du manifestant » fit le soir de la manifestation un rapport à sa hiérarchie pour exprimer que selon lui, la charge des manifestants avait été disproportionnée. Rapport que l’on ne retrouve pas dans les pièces du dossier judiciaire de « l’Affaire Lajoie ».
Non reconduit lors d’un remaniement au sommet de l’État, le ministre de l’Intérieur a retrouvé son poste de député et a été élu président du groupe présidentiel. Sous son ministère, plus de 200 journalistes ont été empêchés de travailler par les forces de l’ordre.
Ginette Lajoie est restée hospitalisée pendant un mois. Depuis sa sortie, elle a repris la lutte. Un an et demi après les faits, l’affaire Ginette Lajoie n’a toujours pas été jugée.
Le générique se terminerait par : Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé, et cætera, et cætera...
Ah oui ! Une dernière info. Les sociétés de journalistes d’une quarantaine de médias (dont l’AFP, Le Monde, Le Figaro, Médiapart, France 2, Europe 1...) ont réagi le 21 septembre 2020 par une lettre commune suite à la nouvelle doctrine du maintien de l’ordre dans les manifestations, diffusée par le ministère de l’Intérieur. Seuls des journalistes accrédités auprès des autorités et titulaires d’une carte de presse pourront désormais couvrir les manifestations. Pour les signataires de la lettre, cela revient à exclure toute une partie des professionnels qui rendent compte des manifestations. L’exercice de la profession de journaliste, définie dans le Code du travail, ne nécessitant pas la possession d’une carte de presse. Cette limitation constitue, selon eux, une atteinte à la liberté de la presse.
Ah oui ! J’allais oublier aussi... Un rapport d’Amnesty International rendu public le 29 septembre 2020 indique qu’en France, entre novembre 2018 et juillet 2019, 11203 manifestants ont été placés en garde à vue. Plus de la moitié d’entre eux, soit 5962, ont été libérés sans poursuites. D’autres ont été poursuivis, et parfois condamnés, pour des activités qui ne devraient pas constituer des infractions pénales. Selon cette organisation « les autorités ont instrumentalisé des lois contraires au droit international pour verbaliser, arrêter arbitrairement et poursuivre en justice des gens qui n’avaient commis aucune violence ».
FIN
Christian Lejosne