Sommes-nous spirituellement morts ?

mercredi 11 avril 2018
par  Christian LEJOSNE
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C’est un étrange objet que ce pavé de 1,5 kg et de 1100 pages que Jean-Luc Dupuis a pris le temps d’écrire de sa fine écriture, précise et incisive, dans un style à nul autre pareil qui se déguste comme une madeleine parce qu’il parle de nos vies, des années 50 à la fin du siècle dernier. Des années charnières à plus d’un titre. Des années dont il sait à merveille sortir de l’oubli les moindres soubresauts. L’aube, le siècle et nous (1) est une sorte d’autobiographie familiale (si tant est que cette appellation ait un sens). Le sous-titre Une histoire de famille ordinaire à la fin de la chrétienté résume l’ouvrage, mais son contenu dépasse largement cette formule. J’ai passé plus d’un mois à savourer ce livre comme un roman que l’on peine à lâcher. Il a l’étoffe des grands !

Le livre est assurément une autobiographie : celle de Jean-Luc, personnage principal qui parle à la première personne. Ses propos, relatés avec le plus d’exactitude et de fidélité possibles forment la trame d’un témoignage. Quelque chose de notre humanité à sauver de la mort et de l’oubli et à hausser au niveau de notre mémoire éternelle où nous tous, mortels, nous nous rejoignons, comme je le crois fortement écrit l’auteur dans un courrier qu’il a pris la peine de m’écrire en réponse aux questions que je lui posais. Le récit retrace les quarante premières années de la vie de son auteur (âgé aujourd’hui de 70 ans), de 1947 à la fin des années 80. Enfance, adolescence, années de construction... Années d’enfermement dans un carcan familial duquel Jean-Luc ne parvient pas à s’échapper, coincé entre un père idéalisé qui ne donne aucun signe distinctif de transmission, enfermé qu’il est lui-même dans une forme de modestie extrême, et une mère immature, gérant la maisonnée en maîtresse-femme mais bien peu capable de distribuer autour d’elle affection et amour. Jean-Luc est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Dès son plus jeune âge, il est immergé dans les institutions religieuses : école privée confessionnelle, patronage, camps de vacances, enfant de chœur... Juste après leur mariage, ses parents avaient fait le pèlerinage de Lourdes – Ce sera comme notre voyage de noces ! – et formulé le vœu, devant la grotte de Sainte Bernadette, qu’un de leurs fils soit un jour ordonné prêtre. Leurs familles réciproques n’ont-elles pas été habituées, génération après génération, à donner un enfant à l’Église ? En l’absence de contenu éducatif clairement formulé par les parents, un prêtre va se charger de forcer le destin de Jean-Luc, le décidant malgré lui à intégrer petit et grand séminaire afin de le préparer à la prêtrise. Je viens, pour la première fois, d’écrire le nom d’un homme qui allait exercer sur ma personne une influence dont les désastreux effets sont inimaginables pour quelqu’un qui peine à se mettre à la place d’un adolescent du milieu du vingtième siècle, confronté, sans protection ni possibilité de recul, aux obsessions insidieuses des derniers défenseurs de la chrétienté, écrit-il au premier tiers du récit. Vingt années lui seront nécessaires pour sortir de l’ornière dans laquelle ce prêtre l’a plongé. Désapprendre à se détester et à malmener son corps. Avant de retrouver à l’âge de quarante ans, le chemin de la vie et s’épanouir en rencontrant l’âme-sœur et en fondant une famille. Assurément L’aube, le siècle et nous apporte une pierre à la thèse d’Alice Miller affirmant que les premières années de la vie laissent des traces indélébiles dans le parcours de chacun.

Son autobiographie, Jean-Luc Dupuis la replace dans un contexte familial, faisant démarrer son récit bien avant sa naissance, remontant le temps jusqu’à l’enfance de ses parents, inscrivant sa propre histoire dans une lignée qui le dépasse et qui le lie. Il lui faudra atteindre 33 ans pour [s’] arracher une fois pour toutes à [ses] attachements infantiles et parvenir à quitter sa région d’enfance en migrant dans le Périgord où il mènera encore durant quelques années un combat contre lui-même avant de parvenir à s’ouvrir à l’autre, accepter de recevoir et donner de l’amour. Un instant de grâce qu’il nomme Le jour de la grande simplification.

Jean-Luc Dupuis intègre ce récit familial dans son contexte social. Événements historiques et politiques se succèdent, faisant sentir au lecteur comment les trente glorieuses ont été empreintes de bouleversements sociologiques : développement de la contraception, fin du règne des pères, apogée du consumérisme, déclin des grandes idéologies religieuses et politiques. En tant que philosophe, Jean-Luc Dupuis pose une question d’une brûlante actualité, en ce début de XXIème siècle, celle de la relation à l’autre : La relation n’est pas une chose, un être, elle est ce que tous les êtres ont en commun. Puisqu’elle relie tout à tout, l’âme n’est ni unique ni multiple, elle est union.(...) La question pour nous désormais n’est pas celle de la mort de Dieu, qui n’est que la disparition d’un fantasme, mais celle de la mort de l’âme. Les âmes mortes sont celles qui ont perdu la force de relier, ce sont les hommes séparés d’eux-mêmes, les hommes séparés de leurs semblables, les hommes qui ont perdu le contact avec la poésie universelle. L’homme séparé, réduit à lui-même, c’est l’homme spirituellement mort, écrit-il dans un avant-propos. Son récit personnel et familial en est à la fois la thèse et l’antithèse.

Christian LEJOSNE

(1) Editions Fauves, 2018


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