mai 68 Mettre des mots sur les évènements
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extrait de "Chemins et mémoires"
Arrivé chez mes parents, j’attends de mon père qu’il mette des mots sur les évènements. Des mots pour m’aider à comprendre ce qui se passe. J’en ai peu. Mon père, délégué syndical à Creusot- Loire, est gréviste. Il se rend chaque jour à l’usine pour suivre le mouvement. Comme beaucoup d’autres, il suit des évènements que personne ne maîtrise et qui n’ont pas de guide. Avec beaucoup d’autres syndicalistes, il cherche à permettre à cette lutte de déboucher sur des avancées pour la classe ouvrière. Cela se fait dans la discussion et les tensions.
Mes parents, j’en ai déjà parlé, font partie d’un groupe d’ACO. (Action Catholique Ouvrière). En 1968, trois délégués syndicaux de Creusot-Loire sont militants chrétiens à l’ACO, l’un à la CGT, l’autre à la CFDT, et le troisième, mon père, à FO. Les trois organisations syndicales ouvrières n’ayant pas les même analyses ni les mêmes stratégies, les échanges sont plutôt vifs en rencontre ACO. Les leaders syndicaux sont tiraillés. Ils veulent tirer partie de la situation née d’évènements qu’ils n’ont ni prévus, ni souhaités pour faire avancer les revendications ouvrières mais ils craignent les débordements, les violences possibles avec les forces de l’ordre. Ils craignent qu’un incident fasse basculer la situation et perdre la bataille engagée. Mon père ne dit pas grand chose. Ni lui ni personne ne sait où mène la route. Il accompagne ce qui se construit sans savoir où cela conduit.
Les silences et les doutes de mon père engagé dans la lutte ont été pour moi un enseignement. Il m’ont montré une voie, un modèle pour aller dans la vie : laisser la place aux doutes, et avancer en cherchant son chemin ; avancer au jour le jour, même lorsqu’on ne sait pas où l’on va, est un moyen de conduire sa vie. Il m’a appris que l’avenir n’est pas écrit d’avance, que la vie se construit en marchant.
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