Petite chronique sans projet

vendredi 11 mai 2007
par  Nicole DUPUIS
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J’ai toujours été un peu fascinée, par ce mot, agité, comme un bouquet magique, sur tous les ciels de ma vie professionnelle, le mot « projet ».

Pourquoi n’y ai-je, le plus souvent entr’aperçu que des fleurs artificielles… mais qui me donnaient tout de même le vertige, à force d’y chercher, dans le sillage de mes compères, le bourgeon d’une miraculeuse force de vivre… surtout pour les plus écorchés de la vie, les plus égarés des bons rails.
J’ai le sentiment, sur le grand océan inquiétant de ma propre vie, de n’avoir jamais rien fait d’autre que de passer, laborieusement, d’îlot fragile en îlot fébrile… Cela me prenait tellement d’énergie qu’il ne m’en restait plus assez, pour scruter, dans le lointain, l’esquisse d’un plus large horizon.
Alors, éveiller chez l’autre, le goût d’un envol vers un aventureux chemin de vie ….

Et pourtant …
Ca commence avec l’accompagnement des chômeurs, des RMIstes : « Projet de vie professionnelle ?… Projet de vie personnelle ?… Projet de vie sociale… peut-être ? »
« A court terme ?…. à moyen terme ?… à long terme ? … »
Moi, je voyais flamboyer dans leurs yeux, tant ça prenait toute la place, le vélo rouge du petit dernier, dans la cheminée de Noël… ou bien la nappe décorée de la communion de pentecôte ; pour le grand, …. Juste avant le camping à Bagatelle… peut-être… Si ça va mieux pour le grand-père.
Oui, c’était ça leur projet …
C’était léger, comme un éclat de bonheur de paille.
C’était précaire, comme un lopin de pâquerettes
C’était doux, comme une flambée du soir, crépitant dans les mots ordinaires.
Mais je me sentais obligée de jouer la comédie des mots sérieux, des projets dignes de ce nom.
« Court terme ?… Moyen terme ?.. » J’étais payée pour ça.

J’aurais voulu leur dire qu’ils avaient bien le droit de ne rêver que ça : Ces pétales d’ivresse d’un jour à la fois, dans les yeux clairs de leurs amours.
J’aurais voulu me suspendre un peu au fil bleu de leurs chansonnettes, prendre le temps d’un pas de danse, dans leurs javas d’après-demain, sous leurs lampions de pacotille…
Mais il y avait les colonnes à remplir, pour la semaine prochaine : « Professionnel ?… Court terme ?…. Personnel ?… Moyen terme ?… »
Et tous les balbutiements du rêve s’effeuillaient dans les grilles implacables …

Depuis que j’ai franchi le seuil de ma retraite, le grand bouquet « projet » se remet à frétiller, dans le tourbillon des paroles de rue, des conversations de supermarchés.
« Qu’est-ce que tu vas faire toute la journée ? Tu as des projets d’activités ? »
Comment leur expliquer que je n’ai pas beaucoup d’autres projets que de vagabonder avidement, dans ce qu’il me reste de vivre… avec un peu plus de soif… peut-être… à la frange du cœur… une soif aiguisée par l’urgence .
J’ai tellement le sentiment de bénéficier d’un sursis !
Les tombes que je frôle, avec ma mère, au nouveau jardin de mon père, et celles que le chant du monde me laisse entrevoir à l’infini, frémissent de tant de jeunesses brisées… Et moi, je goûte encore à mon âge, au miracle recommencé des aurores …
Et je pressens, dans les voix et les visages de mes rivages quotidiens, dans l’haleine vive de mes dernières saisons, quelques clartés furtives, que je n’avais pas encore pris le temps d’aimer… quelques bribes d’étoiles, sans projet, qui m’embrasent déjà, rien qu’à en deviner le secret…

Et je sens même, affleurer sur mes plages de silence, à la lisière de l’ennui, de la mélancolie, quelque chose de mon humanité, aux tons de dépouillement, que je n’ai pas encore pu apprivoiser… quelque chose d’essentiel qui ne s’offre qu’au voyageur sans bagage et sans boussole.
Nicole

Pour retrouver les textes écrits par les participants à l’Atelier d’Ecriture en Périgord


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