Un caillou lumineux sur le chemin
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J’ai vécu récemment, au cœur d’un mercredi taciturne de rentrée, une heure de bonheur inoubliable, avec Baptiste, 9 ans et Mathilde, 6 ans.
Nous étions en route, une fois de plus, pour la grande aventure des « protège-nature », à travers les herbes folles malmenées par le vent, le long des champs et des bosquets brûlés par l’été.
Presque tout était prêt pour la randonnée fantastique : le petit carnet dans ma poche pour noter les découvertes, le crayon dans l’autre poche, nos mollets conquérants, narguant les orties et les ronces, et bien-sûr tous nos sens aux aguets, dans le grand recueillement de la nature. Nous n’avions oublié que les sacs en plastique destinés à recueillir les déchets, laissés par nos ennemis les « non-protège-nature »
« Eh ! Regardez ! un rapace ! C’est une buse ! Note-le mamie ! »
Déception ! Impossible de faire écrire le stylo qui a vraiment mal choisi son moment pour expirer.
« Ce n’est pas grave, nous allons exercer notre mémoire : Retenons chacun à notre tour une découverte. Nous noterons tout au retour. »
Une forme animale plutôt sombre, détalant du champ de maïs nous surprend
« Je n’ai pas eu le temps de voir si c’était un rat ou un lapin » s’écrie Baptiste.
Dans les champs que nous traversons, d’autres lapins s’élancent dans tous les sens, à la grande excitation des enfants, jamais blasés par ces surprises ordinaires.
« Il faut retenir, il y en avait au moins 4 ou 5, dont un lièvre, certainement ! » A travers leurs yeux, l’évènement le plus banal, devient joyau de poésie.
Nous sommes loin de nous douter alors qu’une rencontre bien plus exceptionnelle nous attend, dans la petite prairie d’à côté où paissent quelques vaches tranquilles.
« Regardez ! Elle va accoucher ! » A ce cri, nos trois regards se suspendent à la queue de l’animal sous laquelle pendent deux petits sabots. Après un instant de doute, je n’en crois pas mes yeux.
Cette amorce d’enfantement que la vache promène, en continuant à brouter, impassible, Est-ce possible ? Les enfants semblent fascinés. Et quand je me risque à quelques exclamations, je lis sur leurs visages, qu’un silence sacré s’impose devant un tel prodige. Pour ne pas en perdre une miette, nous nous sommes spontanément assis sur les friches de branchages et de feuilles rousses qui s’offrent à nous, fauteuils princiers pour un spectacle grandiose.
Mais les sabots, sous la queue, ne bougent pas …. Le bébé est-il mort ? Mes sentiments oscillent entre l’exaltation de partager avec Baptiste et Mathilde ce petit miracle de la vie, et la crainte de les voir en même temps toucher de trop près l’implacable tranchant de la mort..... La vie, la mort, ces deux mystères qui se frôlent et se mêlent, dans ce bout de prairie ordinaire, devant nos yeux qui n’ont plus d’âge.... J’ai l’impression que nous n’oublierons jamais cet « au-delà du temps » ou nous nous sommes désaltérés ensemble à une source essentielle.
La future mère paraît si paisible.... comme si ce qui devait s’accomplir à travers elle faisait son chemin, simplement, selon l’ordre des choses, au diapason d’un projet secret qui sait ou il va, depuis des millénaires.... Voilà que maintenant elle se couche. Elle a senti frémir dans son flanc, l’heure de la « mise bas », de l’œuvre à achever... Les trois génisses qui l’entourent, curieuses de l’évènement, sont invitées par une adulte, à s’éloigner un peu ; C’est Baptiste qui s’en aperçoit. Que sait-on finalement de la délicatesse des vaches ?
Et la naissance nous envoûte.... Nous assistons d’abord à la progression du veau, hors de sa mère, en quelques poussées silencieuses....
Et, soudain, il est là, sur l’herbe, il est vivant ! Je savoure la douce ivresse de cette première mise au monde devant mes yeux, et je veux, en même temps, ne rien perdre de l’extase des enfants, dans cet instant suspendu, qui nous dépasse, qui nous rapproche... ne rien perdre de leurs regards, de leurs gestes, de leurs mots.
« Ça alors, je n’en reviens pas de voir ça ! »
« Ça, c’était l’accouchement.... Et, maintenant, il va y avoir la naissance ? »
« Moi, quand j’étais petite, je croyais qu’on ouvrait le ventre pour faire sortir le bébé ! »
« Pourquoi les humains se cachent pour faire leurs petits, et les vaches font ça devant tout le monde ? »
Après une dizaine d’essais qui nous tiennent en haleine, le petit, un peu titubant, avance enfin sur ses quatre pattes. Il s’accroche aussitôt à la mamelle de sa mère, sa source de vie … Et d’autres minutes infinies de contemplation s’égrènent dans le silence, entre les gifles de vent dans les sureaux et le passage de quelques merles espiègles.
Qui, en cet instant féérique, oserait aborder le sujet ridicule des devoirs à faire à la maison ? Pas même l’adulte responsable que je suis ! Et, pour qu’une telle proposition soit enfin acceptable, nous convenons ensemble d’un dernier au-revoir au bébé, avant la tombée de la nuit.
« Il faut savoir si c’est un mâle ou une femelle, pour lui choisir son prénom »
***
Quelques semaines après cet événement, j’en parle avec encore plein d’émotion à une cousine cultivatrice « Un veulage ? » dit-elle froidement, avec l’accent blasé de celle qui en a vu toute sa vie. Je me sens tout à coup un peu ridicule avec mon exaltation, avec cet écrit que j’ai voulu tissé de tendresse, de beauté, d’émerveillement...., comme un cadeau unique de poésie et de vie, pour mes petits-enfants.
Et puis me revient le souvenir d’une phrase qui m’avait touchée, dans un livre de Jean-Pierre Simon : « Aïe ! un poète » : « Le poète peut parler des choses les plus banales... mais il prend le temps d’en parler, d’y penser, de s’interroger... comme un enfant qui s’arrête devant le plus bête des cailloux, sur le chemin, et reste là, une heure peut-être, à le tourner et à le retourner dans ses mains, à le peser, le caresser, le lancer, le regarder avec ses yeux ronds... »
Poètes, nous le sommes tous, quand nous prenons le temps de nous arrêter au bord du chemin, et d’écouter frémir en nous les chants secrets du monde.