Annie Ernaux et moi

lundi 12 juin 2023
par  Christian LEJOSNE
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Je viens de relire Les années (1) d’Annie Ernaux. Cette autobiographie impersonnelle et collective parle à toutes celles et tous ceux qui vivaient en France dans la seconde moitié du siècle dernier. Que l’on soit femme, homme, issu d’un milieu rural ou urbain, pauvre ou riche, lire ce livre nous fait porter un regard neuf sur notre propre trajectoire. Moi qui suis né en 1958, alors qu’Annie Ernaux avait dix-huit ans, le décalage (générationnel et sexué) a produit des vagues de ressemblances ou de dissemblances selon les époques. Dix-huit ans, ça n’a l’air de rien, mais dans le monde accéléré dans lequel s’est achevé le XXe siècle, cela représente une grande différence.

A l’inverse d’Annie Ernaux, née en pleine Seconde Guerre mondiale, pour qui les repas de famille de son enfance se terminaient invariablement par le grand récit d’événements collectifs où se racontaient l’hiver 42, glacial, la faim, le rutabaga, le ravitaillement et les bons de tabac, je garde peu de souvenirs faisant écho à la guerre. Tout juste me reste-t-il en mémoire une histoire racontée par un ami de mes parents, à la fin d’un repas bien arrosé, sur sa vie en Allemagne durant le STO. La maison dans laquelle ma famille avait emménagé, juste avant ma naissance, avait pourtant été reconstruite sur les ruines des bombardements anglais de la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais ce fait ne fut jamais évoqué.

Mes souvenirs liés aux années 60 ont davantage de similitudes avec les siens. Ils sentent la naphtaline et ont pris une couleur sépia : les gens se déplaçaient à pied ou à bicyclette/les garçons et les filles étaient partout séparés/on avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelles de crêpe/on ne mangeait pas de viande le vendredi. Je me souviens de la montre, rituellement offerte par le parrain à son filleul, à l’occasion de la communion solennelle. On vivait une époque où le temps prenait son temps. On entendait, durant plusieurs années, les mêmes tubes à la radio. Mon goût pour les chanteurs à texte marquait la différence d’avec la plupart de mes camarades de classe : Léo Ferré, Barbara, Jean Ferrat, Leny Escudéro et Claude Nougaro. On ne se sentait rien de commun avec les yéyés et leurs idoles plus jeunes que nous. On avait l’impression qu’ils ne nous rattraperaient jamais, auprès d’eux nous étions vieux.

A vingt-huit ans, déjà installée dans la vie d’adulte (mariée, deux enfants, enseignante), Annie Ernaux se décrit comme trop vieille pour être actrice de mai 68 : on cessait de travailler sans raison précise ni revendication, par contagion, parce qu’il est impossible de faire quelque chose quand surgit l’inattendu, sauf attendre. Moi, j’étais trop jeune : à dix ans, je voyais, sans bien comprendre, l’attention portée par mes parents et mes frères regroupés autour du transistor, branché sur Radio Luxembourg, qui écoutaient un journaliste relater, en direct, les jets de pavés, avec en bruit de fond, des bombes lacrymogènes explosant dans le Quartier latin.

C’est dans les années 70 que l’écart entre le ressenti de l’autrice et le mien se creuse le plus, jusqu’à former un véritable gouffre. La vie de famille d’Annie Ernaux l’attire en région parisienne où elle accède à la propriété dans une ville nouvelle, fréquente les lieux où l’on allait nécessairement le plus : le grand centre commercial fermé, sur trois étages. Sa génération s’installe dans une vie rangée et ne croit plus en la révolution. L’adolescent que j’étais rêve encore d’un changement radical. Il est de tous les combats, mais les bases sur lesquelles s’appuie nos actions ne sont plus celles de nos aînés : les grandes idéologies ne font plus rêver. Si 68 a accouché d’un nouveau monde, c’est dans l’évolution des conventions sociales qu’il se repère le mieux. Lorsque je vis en couple pour la première fois, c’est hors mariage. Je finirai tout de même par me marier, quinze ans plus tard, avec une autre femme. Ce mariage aura lieu sans messe ni cérémonie, sans agapes en famille, seulement entouré de nos amis les plus proches, pour une soirée sans fard ni costard. A la même époque, Annie Ernaux sera démariée ; elle élèvera seule ses deux enfants. Nous deviendrons propriétaire de notre logement sur le tard (toujours ce désir de ne pas rentrer dans le rang). Lorsqu’en mai 1981, voyant monter sur l’écran de télé l’étrange visage en pointillés de François Mitterrand, alors qu’Annie Ernaux imaginait que tout paraissait possible, je ne me faisais guère d’illusions sur la suite des événements.

A partir des années 90, les regards que nous portons sur le monde se rapprochent à nouveau, dans une même perception désenchantée de l’époque. L’imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages, écologique, psychologique, se paraît d’humanisme et de justice sociale, nous enjoignait de « lutter tous ensemble contre la vie chère », prescrivait : « faites-vous plaisir », « faites des affaires ». La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. Notre différence d’âge se trouve alors balayée par la vitesse. Notre usure et la marche du monde allaient en sens inverse. Dans nos têtes qui se couvrent progressivement de cheveux blancs, nous nous sentons désormais immobile[s] dans un monde qui court. A sa perte ?

Christian LEJOSNE

(1) Gallimard, 2008. Paru chez Folio en 2009 – les textes en italique sont extraits de ce livre.


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