Le monde est flou...

vendredi 11 mai 2018
par  Christian LEJOSNE
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Imaginez un monde cotonneux où votre regard, quelle que soit sa direction perçoit les objets, les paysages, les personnes, les visages de façon approximative. Comme si vous viviez dans un village de haute montagne perpétuellement enveloppé dans la brume ou le brouillard. Imaginez-vous vivre au milieu d’un nuage vaporeux. Imaginez un monde flou...

C’est votre croyance, une croyance basée sur une savante observation des faits et des choses. Vous n’avez même pas besoin de vous dire que le monde est flou car cela s’impose comme une évidence. Votre vie entière en atteste. Votre expérience en témoigne. Cela va de soi. Cela a toujours été ainsi. Dès votre prime enfance, le contour du visage de votre mère était vague, les rideaux de votre chambre incertains et la lumière qui entrait par la fenêtre ondulante. Les contours de votre biberon puis ceux de votre assiette demeuraient imprécis. Les pièces de la maison, la rue, les voitures, les façades des maisons, les arbres, les forêts, le ciel, les nuages, tout avait un aspect féeriquement indistinct. Jusqu’à la lune et aux étoiles que l’on vous montrait, une fois la nuit tombée, brillant d’une clarté diffuse, comme si elles manquaient d’énergie, comme si elles pouvaient s’éteindre d’une instant à l’autre. Le monde ressemblait à un tableau impressionniste. Dieu lui-même était pointilliste.

Il faut bien grandir. S’arracher des jupons maternels. Cette déchirure s’appelle École. On vous y parque des journées entières pour vous déshabituer des odeurs familiales, des bruits de vos frères, des gestes de vos parents. C’est ainsi. Une forme de socialisation, dit-on. Il en existe d’autres : les casernes, les prisons, les hôpitaux psychiatriques, le monde du travail, les partis politiques, les religions – quoique ces derniers soient depuis quelques temps en nette régression. A l’école donc, les pupitres sont alignés en rangs serrés et obéissent aux ordres du tableau qui règne en maître, surveillant sans relâche chaque écolier assis derrière son petit bureau. Pas moyen de se divertir, de s’absenter, de s’échapper. La porte demeure irrémédiablement close jusqu’à l’heure de la sonnerie. Sans cesse, il faut apprendre à recopier, sans fautes et sans ratures, sans tâches et sans déborder, à l’encre violette sur un cahier à lignes les lettres inscrites à la craie blanche sur le tableau noir. Quelle délicate activité que de décrypter l’étrange forme laiteuse des lettres entourées de leur halo de blancheur ! La production s’en trouve ralentie : vos dessins sont malhabiles, vos reproductions toutes relatives. Les barres verticales penchent dangereusement, les traits se raccourcissent, les points s’étirent en accents, les espaces s’estompent, permettant aux lettres séparées de se donner la main. Les mots prennent de nouvelles significations, inédites et joyeuses comme une brise légère traversant vos cheveux. Mais le résultat n’est pas à la hauteur de l’instituteur qui vous regarde de haut et qui s’étonne. Ses méthodes pédagogiques ne sont pas en cause ; il applique à la lettre les récentes directives ministérielles en matière de lecture et d’écriture. Le problème, nécessairement, est ailleurs : social ou médical. On fait examiner l’enfant par des experts certifiés en blouses blanches immaculées qui rayonnent comme un soleil au zénith. Vous vous retrouvez coincé entre les deux lames d’un microscope qui vous dévisage. Ou bien enfermé dans un tube à essai, baignant dans une solution alcaline, espérant rester vous-même tandis qu’ils espèrent que ’’ça’’ précipite. Forcément, ils finissent par détecter quelque chose... Moi, c’était la vue. J’étais myope. On m’a collé des lunettes. Ce jour-là, le monde a changé. Finie la douceur des courbes et des flous. Terminée la ribambelle des approximations. Écroulées les anciennes croyances. On m’a fait changer d’époque, de société, de paradigme. A compter de ce jour, entre le monde et moi : un voile transparent, une vitre, une séparation, un fossé, un divorce. Il me fallait regarder, à travers cette lucarne déformante, un monde net, droit, carré, rectiligne. Pour tout dire, sérieux. Un monde plus restreint, plus distant et inaccessible que ne l’était celui d’avant. On m’a embrigadé. On m’a obligé à voir le monde avec leurs yeux. A coup sûr en ai-je été transformé ! J’ai bien tenté de résister, mais comment lutter face à un tel monde structuré, cadenassé, calibré ?

Un soir, rentrant de l’école, la tête encore chamboulée de tant de sinistres découvertes, la porte de notre maison s’est ouverte sur ma mère, portant sur le nez une paire de lunettes. Après mes frères, mon père et moi, ils étaient parvenus à conquérir ma mère, envahissant un nouvel espace, neutralisant une pièce hautement stratégique. Rien ne semble pouvoir les arrêter... La nuit, quand mes lunettes reposent sur la table de chevet, les yeux grands ouverts je songe à la façon de reprendre l’avantage.

Christian LEJOSNE


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