Machine à écrire contre machine à violence !

vendredi 1er septembre 2017
par  Christian LEJOSNE
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Je n’aurais pu imaginer découvrir un auteur explicitant avec une telle précision la théorie développée dans mon dernier livre Un fil rouge. Nancy Huston s’adresse dans Bad Girl (1) au fœtus flottant dans le liquide amniotique du ventre de sa mère. Cet exercice de style lui permet de tracer le chemin qui mène à la romancière actuelle. Bad girl représente la synthèse des écrivains cités dans Un fil rouge. Nancy Huston, comme un prototype de leurs failles, parvient à retracer le fil qui mène à l’écriture. « Si l’on se penche sur un quelconque échantillon de biographies d’écrivains, on s’aperçoit vite que, tout comme Œdipe, Hamlet ou Antigone, ils ont pour ainsi dire tous vécu une anomalie, une catastrophe, une perte dévastatrice dans la jeunesse. Un père est mort. Une mère est morte. Les deux sont morts. Ou séparés. Ou radicalement absents. En d’autres termes, le roman familial de ces individus est toujours-déjà hautement romanesque. Il se prête à merveille aux spéculations, aux fantasmes, aux révisions et aux ratures... en un mot, à l’écriture. »

L’histoire de Nancy Huston démarre fort : sa mère, enceinte, ne voulait pas d’elle et tenta à plusieurs reprises de s’en défaire. En vain. «  S’accrocher sera l’histoire de ta vie  », écrit-elle au début de l’ouvrage. Pas étonnant dans des conditions qu’elle s’identifie aux pires calamités vécues de par le monde. « La destruction des Juifs est un phénomène si horrible, si monstrueux et disproportionné, qu’il a dû t’aider à oublier le projet de ta destruction à toi. Tout se passe comme si, une fois ton cerveau suffisamment développé pour réfléchir, il s’était mis à chercher des analogies et avait fini par choisir celle-là. Ne parlons pas de moi, insiste-t-il. Regarde ce qui leur est arrivé, à eux !  » On croirait lire du Georges Perec (2) ! Nancy Huston, comme Truman Capote, a développé, très jeune, une capacité d’adaptation aux déracinements. Elle sait observer, comprendre l’autre et gagner sa confiance : « ayant perçu en toi quelque chose de vulnérable, d’ouvert et de blessé qui les met en confiance, ils déverseront dans tes oreilles le contenu de leur cœur. » Cela lui permettra de s’approprier les histoires des autres et de vivre dans leur peau, selon « cette empathie désespérée qui fera de toi une romancière  ». Tels les héros des histoires de Brady Udall, les livres de Nancy Huston relatent la vie d’enfants malmenés, maltraités, giflés, frappés à la tête. Comme Alain Rémond, elle passera son enfance à détecter l’ampleur de la guerre que se mènent ses parents (« tu seras le compteur Geiger de leur radioactivité. ») De même que pour Delphine de Vigan, il existe un avant et un après 31 janvier 1980, date de l’internement psychiatrique de sa mère, chez Nancy Huston, il existe un printemps 1959, qui signe la rupture du couple formé par ses parents et le départ, irrémédiable, de sa mère : « Quel que soit le nombre d’années qu’il te sera donné à vivre, tu les passeras à tenter de comprendre ce qui s’est passé au printemps 1959 » écrit-elle. Et ce sont alors les lettres reçues de la mère, partie vivre à des milliers de kilomètres, et celles qu’en réponse Nancy lui envoie, qui seront le meilleur chemin vers l’écriture. «  Tu t’observeras en permanence pour ne pas oublier des détails qui, dans tes réponses à ses lettres, pourraient l’intéresser, l’inciter à t’aimer et à penser à toi et à vouloir te revoir, c’est ainsi que, peu à peu, tu transformeras ta vie quotidienne en roman, t’efforçant, tâche ardue, de rendre tes descriptions aussi palpitantes que les siennes. » Semblable à Linda Lê écrivant à son père, resté au Vietnam, alors que la mère et ses sœurs sont venus se réfugier en France, les lettres écrites au parent absent deviendront le ferment de l’écrivaine en devenir.

A la lecture de Bad Girl, je ne doutais pas que Nancy Huston ait connu Alice Miller. En naviguant sur Internet, j’en ai eu confirmation. Dans un article du Monde (3), Nancy Huston s’insurge sur l’incapacité dont font preuve les milieux intellectuels et scientifiques de rapprocher les actes de violence des événements traumatiques vécus par leurs auteurs dans leur enfance. « Il existe un auteur ayant intensément réfléchi à cette question pendant trois décennies, ayant écrit treize livres là-dessus : Alice Miller (…) Hitler, Staline, Milosevic, Mao, osa clamer Miller, ont tous subi dans l’enfance des sévices gravissimes. Sans sceller automatiquement leur avenir de dictateurs, cette expérience les a rendus insensibles à leur propre souffrance - donc à celle d’autrui - et vulnérables aux attraits des idéologies rigides, autoritaires. La violence éducative est un ingrédient non suffisant mais nécessaire dans la formation des bourreaux. Elle en est aussi le premier, donc le plus fondamental. Alice Miller fut peu prise au sérieux. Une femme qui parle des enfants, c’est mignon. Pendant ce temps, les hommes vaquent aux choses sérieuses, la politique, les guerres, les génocides. Ainsi, parce que les souffrances des enfants, les nôtres, sont refoulées et minimisées, la machine à violence peut-elle tourner indéfiniment.  » En écrivant Un fil rouge, j’espère, en toute modestie, avoir mieux fait connaître Alice Miller et contribué à lutter contre la violence éducative, physique et psychologique.

Christian LEJOSNE

(1) Bad Girl, classes de littérature, Actes Sud, Babel, 2014
(2) L’ensemble des auteurs cités sont inventoriés dans Un fil rouge, L’Harmattan, mai 2017
(3) « Tous des bourreaux, mon cher !  » daté du 29 mai 2010


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