Ce qui se trame...
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J’ai toujours écrit.
Je n’écris plus.
J’ai acheté un cahier d’écriture, comme s’il suffisait qu’il me nargue sur un coin de mon bureau pour que je l’ouvre et lui parle.
Cela fait plusieurs années déjà. Je n’y ai jamais touché.
Je l’ouvre de temps en temps : le blanc absolu, le silence vertigineux….sauf…. glissé entre deux feuilles un petit papier, déchiré dans Télérama, comme un petit secret que je sors de son écrin pour l’y remettre aussitôt et m’empresser d’oublier qu’il me murmure l’essentiel. Un petit papier avec les propos d’un écrivain égyptien Alaa El Aswany : "Ma plus grande peur ? Perdre l’écriture. Pour un écrivain, cela signifie que sa relation au monde ne fonctionne plus. Pour moi, c’est plus effrayant que la mort."
Ce soir, je le relis.
Aurais-je perdu ma relation au monde ?
Non
Peut-être….
Jamais
Une partie… ?
Ou tout au moins l’ai-je soumis à un prisme restreint, toute imprégnée que je suis de mon activité professionnelle où le rapport à l’autre - pourtant d’une richesse inouïe - s’éreinte aussi dans l’énergie de porter cet autre, de tenter de le comprendre et de l’accompagner dans sa réalité parfois si différente de la mienne. Pleinement consciente de cette chance d’être en mesure de porter un regard sur moi, sur le monde, d’être en relation, je porte toute mon attention à ce que cet autre puisse enfin trouver le sien. Avec toute mon impuissance aussi…impuissance à faire éclore ce qui n’est parfois jamais né dans ces consciences, dans ces enfances malmenées, mal-aimées et si peu considérées.
Tout empreinte aussi que je suis à me laisser déstabilisée par mes peurs, par cette conscience aiguë de la limite si ténue entre l’impudeur et la vulgarité. Bien sûr qu’écrire est un acte impudique ! Sublimement impudique si elle est portée par une parole humble et décentrée de soi.
Ce soir, je sens comme un besoin impérieux de me remettre à écrire, et je ressens la même impatience, la même fougue et le même trac maladif, presque aliénant, des premières secondes où ( au temps où je chantais) je rentrais sur scène, seule, nue. Instant flottant face à l’obscurité. Instant fiévreux où je devine ces regards et ces respirations en suspens qui n’attendent qu’une chose : que j’avance d’un pas dans le précipice, que je m’impose dans ma solitude, que j’ouvre la bouche pour prononcer la première note, le premier mot, que je pose cette voix…ma voix.
Ce soir, je décide que je vais écrire et partager avec vous. Les véritables engagements sont ceux qui s’imposent à nous et qui n’ont pas besoin d’être portés par une intention. Je ne vais donc pas prendre celui d’un quelconque rythme mensuel, trimestriel…. Mais je tenterai d’en faire une activité régulière. Je ne suis pas préoccupée par l’idée de devoir trouver un sujet, des sujets. Il y en a tant. Je suis préoccupée par la seule et unique question qui, cachée sous mille autres, pousse indéfiniment chaque personne qui écrit à continuer de le faire. Oui, je pense que toute personne qui écrit porte sur le dos son petit tonneau des Danaïdes. Mais quel est donc le mien ? Quelle est cette question à laquelle je cherche inexorablement à répondre. Ou plutôt, quelle est cette question qui m’accompagne, et me fascine justement parce que je n’y trouverai jamais de réponses, toutes fuyantes qu’elles sont dans le temps qui passe. Sur mon chemin, mon petit caillou dans la chaussure, c’est cette interrogation "qu’est - ce qui se trame ?" Sans cesse je me demande ce qui s’est tramé jusqu’à produire un événement. Je suis obnubilée par le "comment", et je me fiche bien souvent du pourquoi. Par exemple, je me demande ce qui se trame dans ces jours présents où nous croyons vivre relativement en paix et qui tissent pourtant jour après jour les plus grands drames de notre Histoire. Je me demande ce qui se trame dans les plus grands drames de l’Histoire quand, dans les pires horreurs, se hisse une résistance qui laisse simultanément apparaître les plus beaux actes d’humanité et d’invention. Je me demande ce qui se trame chez un être au fond du gouffre, noyé dans l’impasse, inattentif aux richesses et joies insoupçonnées qui sont déjà là à portée de main. Je me demande ce qui se trame petit à petit dans un corps, bousculé par des souffrances, emprisonné dans des résistances, harassé ou sous le joug de paramètres hasardeux jusqu’à ce que se façonne le terrain de la maladie. Je me demande ce qui se trame dans la tête de l’artiste jusqu’à ce qu’il se jette dans son œuvre et l’abandonne au monde. Je me demande ce qui se trame dans un groupe d’individus, dans ses interactions, pour que chaque membre y trouve une forme d’équilibre, satisfaisant ou pas, un équilibre qui le tiendra debout, en individu ou qui le flanquera à terre, fourbu et agenouillé. Je me demande ce qui se trame jour après jour, minute après minute dans le destin de deux personnes jusqu’au point de rencontre ou de rupture, jusqu’au point d’impact où tout bascule dans la joie, dans l’amour, dans l’effroi, dans la force ou la désespérance. Je me demande ce qui se trame dans l’écriture, dans mes écritures.
Vous l’aurez compris : ma chronique s’intitulera "Ce qui se trame".
Marie