Regard perdu

vendredi 2 mars 2007
par  Christian LEJOSNE
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Pour Noël, la chronique de l’air du temps vous offre une nouvelle, envoyée au Concours 2006 de « Colères du présent ».

Le problème pour moi reste le moment où apparaît l’ombre. L’instant fugace entre le pas encore et le déjà vécu. L’instant d’avant l’éphémère et d’après l’éternel. Ou l’inverse. Ou dans l’autre sens. Ou en sens inverse. A l’opposé. Avant que le problème ne soit posé.
Reprenons. Le problème pour moi reste le moment où apparaît l’ombre. Par opposition, l’ombre signale une présence. Quelque chose que je peux toucher, sentir, regarder. Imaginons l’instant d’avant la présence. Juste l’instant d’avant. Je pressens, je ressens, j’hume déjà que quelque chose se joue, se crée, se précipite, se cristallise, ne va pas tarder à prendre forme, à donner du sens à mes sens. Et à ce moment-là, tout stopper ! Marcher sur du vide. Parler dans le vide. Inspirer du vide. Devenir vide. Plein de vide. Et faire le chemin à l’envers pour retrouver l’éternité de l’instant d’avant l’absence.
Le problème pour moi reste le moment où apparaît l’ombre. Même les yeux fermés, je respire son odeur, je sens son jus parfumé qui a déjà conquis l’espace, qui m’a déjà totalement enivré, qui a perforé ma cuirasse, qui s’insinue dans mes pores, dans mon ventre, dans mes poumons, dans ma tête. Qu’est-ce que le parfum ? Du souvenir d’avant la merde. Toujours ! Et cette marée de cidre envolée, en bolées, en boules, en vrac, qui me submerge du dedans. Qui me noie. Je suis le noyé d’avant la marée. Quand je me laissais ensabler dans le vent de l’hiver. Et que je renaissais l’instant d’avant. L’instant d’avant que l’ombre ne vienne et ne me mange, moi, mon corps, mes tripes englouties, ma mort aussi.
Essayons de reprendre encore. Le problème pour moi reste le moment où apparaît l’ombre. Comme une idée de la solidité. Un gaz qui se liquéfie. Un liquide qui se fige. Qui devient dur. Devient fort. Me crie à la gueule qu’il existe. S’impose à ma vue. S’impose à ma vie. Pas moyen que ça se taise. Pas moyen de l’anéantir. De tuer dans l’œuf ce qui, nécessairement, deviendra forme.
Essayons une dernière fois. Le problème pour moi reste le moment où apparaît l’ombre. Où la conscience envahit l’objet. Juste alors. Tout juste avant que cette conscience ne m’atteigne et me pose un cas de conscience. Ça serait une histoire de temps et d’espace qui se situeraient entre le rien et la forme. Avec cette phrase en moins. Avec cette phrase en moi. Avec cette phrase. Avec… »

C’est ainsi que se termine mon dernier roman que mon éditeur m’a retourné en m’invitant à le reprendre dans son intégralité. Il dit que mon écriture ne correspond plus aux attentes de mes lecteurs.

۞

J’ai passé vingt ans de ma vie à écrire. Je me rends compte aujourd’hui à quel point cela m’aidait à fuir ce que je suis. A me cacher ce que j’avais à dire.
Le jour, je suis scribouillard dans l’administration. On croit qu’avec l’arrivée de l’informatique, le papier a perdu de son importance, mais il n’en est rien. Chaque jour, je brasse des piles de documents administratifs en tous genres, de diverses épaisseurs, de couleurs variées, de textures différentes. Je tamponne, je certifie, je date, je note un avis. Je classe, j’archive, j’expédie, je transmets. C’est une activité routinière qui me convient. J’occupe un emploi protégé, réservé aux handicapés.
La nuit, pour calmer mes insomnies, j’écris des romans à l’eau de rose – ou plutôt j’écrivais. Des sagas familiales qui se terminent nécessairement bien. Mon éditeur dit que ma cible sont des dames d’un certain âge, dont les enfants ont quitté la maison et qui trouvent à travers mes romans de quoi combler leur manque affectif. Je dors peu. Je ne rêve jamais. Quand une quinte de toux me réveille, qu’elle me plie en deux de douleur et vide en un instant l’air du peu de poumons qu’il me reste, je quitte le lit trop chaud et vais dans la cuisine me préparer un café que je bois à petites goulées. J’aime qu’il me brûle la gorge. Ca me rappelle que je suis en vie. Je reste pendant des heures à regarder la couleur du ciel lentement changer, à travers la fenêtre de cuisine.
C’est pendant ces périodes d’insomnies que j’ai écrit la plupart de mes romans. La nuit, quand rien ne bouge, que la vie s’est calmée comme ma toux que je soignais en rédigeant mes livres sur des cahiers à lignes, d’une écriture fine et serrée. C’était avant que je n’arrête d’écrire ce genre de roman, il y a six mois de cela.

۞

Rien ne me prédestinait à devenir ce que je suis. Mon père est mort quand j’avais dix ans. Je n’en conserve pas de souvenir. C’est ma mère qui m’a élevé. Comme elle était institutrice, je suis passé par son école. Elle a changé de classe en même temps que je grandissais, si bien que j’ai fait toute ma scolarité avec elle. Elle me demandait de la vouvoyer pendant les cours pour ne pas faire de différences avec les autres élèves. J’ai toujours eu les poumons fragiles. Je faisais bronchite sur bronchite, et les cures annuelles en Alsace n’y ont rien changé. Après la mort de mon père, ma situation s’est aggravée avec un début de tuberculose, rapidement diagnostiquée et traitée. Ma mère m’emmenait chaque semaine chez le médecin. A l’adolescence, j’ai été dispensé de sport. C’est également comme cela que j’ai été exempté de service militaire. Les filles que je tentais de ramener à la maison n’étaient jamais assez bien pour ma mère : pas assez travailleuses, trop maquillées, pas cuisinières pour un sou, trop « pouffiasses » selon ses dires. Les seuls gros mots que je lui ai jamais entendu prononcer concernaient les femmes. J’ai tout de même fini par me marier, contre l’avis de ma mère. Deux fois même. Et par deux fois, j’ai également divorcé. Toujours le scénario : un état de grâce initial, suivi de périodes de calme de plus en plus courtes entre deux querelles, jusqu’à la déchirure finale. A trente ans, j’étais à nouveau célibataire sans enfant. Chaque querelle ranimait un peu plus le feu de mes poumons. Après mon second divorce, je suis resté hospitalisé un an. Ma mère est venue me rendre visite chaque jour. A ma sortie d’hôpital, elle m’a obtenu l’emploi d’adulte handicapé que j’occupe encore actuellement. Mes collègues m’aiment bien ; je corrige sans erreur leurs fautes d’orthographe. A l’hôpital, j’avais fait la connaissance d’un éditeur. Il cherchait un correcteur pour les manuscrits qu’il éditait. J’ai utilisé mes nuits d’insomnies à corriger ses textes. J’ai fini par sauter le pas et lui ai proposé un premier roman écrit dans la même veine que ceux que je corrigeais. Ca lui a plu, ainsi qu’à ses lecteurs, d’après ce qu’il m’en a dit. A raison d’un livre par an, mes publications commençaient à ressembler à une véritable collection.
Il y a quatre ans, ma mère s’est fracturée le col du fémur. A son âge, le chirurgien n’a pas voulu tenter une opération. Elle vit depuis en fauteuil roulant. J’ai quitté mon appartement pour aller m’installer chez elle et la soulager de ce qu’elle ne peut plus faire maintenant par elle-même. J’ai vendu mes meubles et n’ai emporté avec moi que Fidel, mon chien – sans e parce que c’est un mâle. Il dort à mes pieds, que je sois couché dans mon lit ou assis à la table de cuisine à écrire mes histoires. Ma santé s’est passablement dégradée ces dernières années. Je respire de plus en plus difficilement et mes bronchites me font souvent cracher du sang. Il m’arrive de rester alité plusieurs jours d’affilée, rendant impossible toute aide à ma mère.

۞

J’ai toujours écrit sur la table de la cuisine, au milieu des restes de repas, relégués en fond de décors. Sur le bois de la table, des cercles sombres formés par le bol de café dessinent une géométrie bizarre. Un trognon flétri trône au milieu des épluchures de pomme. La couverture du manuscrit de mon roman refusé s’est couverte de tâches, n’épargnant pas le titre écrit en lettres grasses « Regard perdu ». Je tourne les feuilles au hasard, m’arrête à une page et lis à haute voix : « L’alignement scrupuleusement respecté des champs de betteraves exerce sur moi une fascination morbide. Leur méticuleuse exactitude à pousser là où on a posé leur graine restera un mystère du vivant. Des traces de pneumatiques rythment les rangées rectilignes. De longues lignes sans fin qu’on peut voir à perte de vue. Du tricotage de terre et de pierres. Des fibres de verdure croisant des trames de glaise. Un cache-nez qu’on enroule autour de l’horizon. L’œil alors s’y délave et devient transparent. Le cœur ralentit ses battements. Le corps aussi se fige. La plante de mes pieds s’enracine. Les mains dans les poches ne cherchent plus d’usage. La tête peut tourner parfois comme la terre ; avec la même impossible lenteur qui frise l’inconsistance. On n’est pas préparé à de telles rencontres. Il y a des jours qui ressemblent à la nuit, des nuits qui ne voient pas venir l’aube, des soirs de solitude, des siècles de sollicitude. Et tout ce temps défile et défie la trotteuse ; celle qui tournait en rond sous le cadran de verre de la montre que j’avais héritée de mon père, et que je croyais qu’il fallait remonter chaque jour afin que la vie continue à couler lentement. »

۞

Ma mère est installée derrière une table en bois. Elle tient un animal allongé. En m’approchant, je découvre qu’il s’agit de Fidel, mon chien. Sa main tient un couteau posé sur le cou de l’animal. Elle s’apprête à l’égorger. Je crie « Laisse-le ! Il n’a rien fait ». On me tient les bras derrière le dos pour m’empêcher de secourir Fidel. Son petit cou se rétrécit sous la pression. Je reconnais le couteau, il fait partie de ma batterie de cuisine.
Je me réveille. Dans mon lit. En nage. J’avais rêvé. C’était il y a six mois. Je n’avais pas rêvé depuis des années. J’étais abasourdi. Scié. Par le couteau de mon rêve. Il était trois heures du matin. Je me suis levé. J’ai mis en marche la cafetière. Et pour la première fois, je n’ai rien écrit.
Le lendemain, il a plu toute la journée. Et la nuit suivante aussi. Mais ça n’est pas le mauvais temps qui m’a réveillé. C’était la tempête à l’intérieur de moi. La gorge en feu, le souffle court, submergé par des mucosités épaisses et visqueuses, étouffantes. J’ai rempli quinze mouchoirs. Ca ne s’arrêtait pas. Je toussais. Je crachais. Coincé j’étais, entre un besoin de chaleur pour mon corps que je sentais glacé et un besoin d’air frais pour mes poumons, pour ma gorge. J’étouffais. Et des pensées me sont venues, de loin.
Je me suis assis dans le lit. J’ai mis un pull autour de mes épaules. Et là, des rapprochements d’idées ont opéré. J’ai pensé « mucosités-naissance-étouffements-ma mère ». Les mots sont venus spontanément. Comme par jeu, un mot en appelant un autre. J’ai pensé également que ça faisait quatre ans que j’étais venu m’installer chez ma mère. Autre rapprochement. Rapprochement familial. Et ma maladie n’avait fait qu’empirer depuis ces quatre années. La pelote de mes pensées s’est dévidée d’un coup. Des souvenirs enfouis ont afflué. J’avais quitté ma mère à vingt ans, dès que j’avais pu. J’étouffais. J’étouffais d’une mère trop possessive qui savait pour moi ce qui était bon ou mauvais. J’étouffais de sa présence envahissante. J’étouffais de sa famille. J’avais voulu quitter tout ça. C’est quelque chose que j’avais fait délibérément. Puis que j’ai oublié. Occulté. En remontant encore d’un cran l’histoire familiale, j’ai ressenti l’autorité dictatoriale de mon grand père – ce grand père dont je portais le prénom. Ce grand père que j’avais toujours connu souffrant, crachant ses poumons dans de grands mouchoirs à carreaux. Gazé pendant la guerre quatorze… de quoi renforcer une faiblesse naturelle. Autre rapprochement à méditer. Ma mère donc. Vit une enfance soumise dans une famille autoritaire … qu’elle s’empresse de recréer chez elle, dans sa propre famille. La boucle est bouclée. Des liens se mettaient progressivement en place entre mes poumons atrophiés, mon étouffement chronique et la possessivité de ma mère, le carcan familial. Comment avais-je pu réduire au silence mes émotions, mes désirs ? Comment avais-je fini par ne plus me regarder en face ? Je ne savais plus qui j’étais. C’est dans les yeux de ma mère que je cherchais à me reconnaître. Et tout à coup, je prenais conscience que pas un seul regard qui m’aie été accordé vraiment à moi ne fut pas imprégné de ses idées sur ce que je devais être. Conforme à ses besoins : dépendant et obéissant. Car ce qui la préoccupait uniquement, c’était les bonnes manières de son fils, son adaptation, sa normalité. C’est tout cela qui me passait ce matin-là. Qui me revenait en tête comme me remontaient des bronches ces mucosités filantes. Qu’il fallait que je crache dans des mouchoirs. Sur le papier aussi. Qui devaient sortir pour me libérer. Une colère du présent venant d’un passé très ancien.
Je me suis levé et j’ai commencé à écrire « Regard perdu ». C’était il y a six mois.

۞

Il fait nuit. Le moteur claque en refroidissant. J’ai garé la voiture sur le parking d’un supermarché. Son enseigne bleue découpe un ciel sombre et sans nuage. Mes doigts entourent le volant glacé, fouillant avec attention chaque anfractuosité de la bakélite. La température a chuté brutalement depuis que le moteur n’envoie plus sa chaleur dans l’habitacle. De loin en loin, les camions roulent sur la nationale proche. Mon nez crache un brouillard épais qui se colle aux vitres, obturant progressivement ma vision, rendant trouble la vue qui s’offre à moi. La forme cubique du bâtiment devient floue, comme molle ; un halo de clarté émane de son enseigne bleutée. Ca me rappelle l’auréole du bon dieu sur les images pieuses encartées dans le missel, le dimanche à la messe, quand j’étais gamin. Je pense « c’est ça les nouveaux temples » en resserrant mon col.
J’ai dû m’assoupir un moment. Quand je me réveille, de fines rigoles ont coulé sur les vitres embuées, croisant les lignes blanches qui délimitent les places de parking en une rectitude froide. Je consulte ma montre : trois heures vingt. Depuis que je n’écris plus, je traîne dans des endroits impossibles où rien ne se passe.
J’ai placé ma mère dans une maison de retraite et mis en vente son logement. Quoique nous fassions, nous ne pouvons rien changer au passé. Mais nous pouvons en changer les effets sur nous. Je sais qu’il y a une guerre en moi. Que la violence y est toujours présente. Que j’ai favorisé sa reproduction dans ma vie aussi longtemps que je n’avais pas pris conscience de cette réalité-là. Je sais aussi que je vais bientôt recommencer à écrire. Des romans noirs. Et changer d’éditeur.

Christian LEJOSNE

Les textes en italique ont été écrits en séances d’atelier d’écriture à Peuple & Culture encadrés par Hervé PIEKARSKI.


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