La machine à mémoire

vendredi 18 septembre 2015
par  Christian LEJOSNE
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Je ne me souviens pas comment j’ai appris à lire, à écrire, à compter. J’ai de vagues souvenirs de l’école, la classe de cours préparatoire de Madame Vanlarhoven, l’institutrice qui dût m’enseigner ces apprentissages. J’avais « sauté » la dernière année d’école maternelle. On avait convaincu ma mère qu’il était préférable que je passe directement à l’école élémentaire parce qu’une année d’avance était une année gagnée sur la longue scolarité qui m’attendait. En fait, à partir de cette époque, je fus un élève très moyen et ma mère a toujours regretté d’avoir succombé à la force incantatoire du discours enseignant.

Je me souviens vaguement que lors de cette année de CP, on découvrit ma myopie. Les lunettes devinrent, à compter de cette époque, un filtre supplémentaire entre le monde et moi.
Je me souviens très bien quand je comptais les pièces de monnaie et que je les alignais en piles de dix exemplaires de même valeur, sur la table de cuisine, pour aider mon père à son retour d’encaissement des factures d’électricité et de gaz. Il rentrait en milieu d’après-midi et, après avoir mangé un morceau, faisait ses comptes avant d’aller déposer l’argent collecté à l’agence de l’EDF où il travaillait.
Je me souviens d’un dessin que mon père fit, à main levée, sur mon cahier d’écolier, pour me venir en aide. Le Maître – ça devait être un an ou deux après le CP – avait demandé que l’on agrémente par un dessin la fable de La Fontaine La cigale et la fourmi. Je connaissais les fourmis pour avoir suivi leur périple dans la cour de la maison où nous habitions. Elles grimpaient à la verticale d’un vieux mur de ciment et en redescendaient mystérieusement, avant d’aller s’infiltrer dans de petits trous sous la terre. Mais de cigales, je n’en avais jamais vues, encore moins entendues ; cet animal ne fréquentait pas le nord de la France où nous habitions.
Je me souviens parfaitement du dessin en pointillés que mon père reproduisit sur mon cahier, pointillés qu’il me suffit ensuite de joindre avec un crayon pour que la cigale apparaisse dans ses plus beaux atours.
Je me souviens de l’élogieux commentaire que fit l’instituteur, le lendemain matin, découvrant le dessin qui ornait mon cahier.
Je ne me souviens pas du premier livre que j’ai lu étant enfant. Mais je me souviens du premier livre acheté spécialement pour moi dans une librairie de Cabourg, en Normandie, lors de nos premières vacances en famille. J’avais huit ans. Knock de Romain Rolland fut le premier d’une longue série de livres de poche que je lus et que j’ai depuis, à de nombreuses reprises, mis en carton dans les nombreux déménagements qui ont agrémenté ma vie.
Je me souviens des livres que lisait mon frère, à la même époque, et dont je me demandais de quel énigmatique contenu pouvaient être composés ces drôles de livres qui n’étaient pas des romans.
Je me souviens des premières fois où je pris plaisir à aligner sur le papier les mots avec justesse. J’écrivais des lettres à mon frère, parti vivre en Ecosse, à une période où j’avais tant de choses à lui expliquer et à lui demander. J’avais une douzaine d’années. C’est en écrivant un livre, quarante ans plus tard, que ce souvenir m’est revenu, avec une telle intensité que je me demande encore aujourd’hui comment il a pu échapper à ma mémoire pendant toutes ces d’années et pourquoi tout à coup il est réapparu.

Dans les années 70, Joe Brainard, un artiste plasticien américain, a écrit I remember (1), un texte dans lequel il évoquait ses souvenirs à partir d’une formule récurrente lui servant de leitmotiv ou de ritournelle et qui a inspirée, quelques années plus tard, à Georges Perec son célèbre Je me souviens (2). C’est avec cette même formule que Siri Hustvedt, auteure américaine, lance ses ateliers d’écriture en milieu psychiatrique. « Le fait d’écrire les mots Je me souviens suscite des souvenirs, en général des images extrêmement spécifiques ou des événements du passé auxquels, bien souvent, nous n’avons plus pensé depuis des années. Écrire les mots Je me souviens déclenche une activité à la fois motrice et cognitive. En général, je ne sais pas, quand je commence la phrase, comment je vais la finir, mais une fois que le mot souviens figure sur la page, une idée m’apparaît. Un souvenir en amène un autre. Une chaîne d’associations s’engage. Les mots Je me souviens sont en eux-mêmes thérapeutiques. Il semble qu’ils amorcent un souvenir inscrit, bref et cohérent. Joe Brainard a découvert une machine à mémoire.  » (3)

Christian LEJOSNE

(1) Actes Sud, 2002
(2) Hachette, 1978
(3) La femme qui tremble, Actes Sud, 2010


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