Ligne de partage

mardi 12 mai 2015
par  Christian LEJOSNE
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"Dans tous les livres de Paul Auster, des fils cherchent leur père, des pères cherchent leur fils, des fils meurent ou disparaissent, des pères se suppriment ou menacent la vie de leur fils, des fils sont rejetés, des fils sont adoptés par des pères qui ne sont pas les leurs." C’est ainsi que Jean Frémon résume l’œuvre de Paul Auster (1). Je n’ai pas lu l’intégralité des livres de Paul Auster. Juste les trois romans de sa Trilogie New-Yorkaise (2) et deux de ses livres autobiographiques, mais cela suffit à valider l’affirmation de Jean Frémon.

Le diable par la queue (3) est un texte autobiographique court qui relate la dizaine d’années de vaches maigres vécues par l’auteur avant qu’il ne passe « d’une existence à une autre ». C’est à dire qu’il passe de l’anonymat à la reconnaissance. Comme si Paul Auster devait renaître à lui-même pour changer d’existence... Notons que changer d’existence est ce qui arrive aux personnages de ses romans... Mais ne brûlons pas les étapes ! Pour le jeune Paul Auster, écrire est incompatible avec gagner de l’argent. D’où la permanente recherche de boulots alimentaires laissant, quand cela était possible, un peu de temps pour l’écriture. « Depuis toujours, ma seule ambition était d’écrire. Je savais cela depuis l’âge de seize ou dix-sept ans, et je ne m’étais jamais bercé d’illusion que je pourrais en vivre. On ne devient pas écrivain à la suite d’une « décision de carrière », comme on devient médecin ou policier. On choisit moins qu’on est choisi, et dès lors qu’on reconnaît n’être bon à rien d’autre, il faut se sentir prêt à parcourir une route longue et pénible pendant le restant de ses jours.  » Même si cette période lui permettra ultérieurement de puiser nombre des personnages pour ses romans, cette dizaine d’années de galère le tint plus d’une fois au bord de la pauvreté. A trente ans, Paul Auster, sans le sou, en instance de divorce et séparé de son jeune fils, « se sent prêt à abandonner la lutte et à vivre comme tout le monde  ». Un rebondissement inattendu vient tout à coup modifier le cours des choses : « Mon père est mort juste deux mois après. Sa mort a été pour moi un choc très dur, la cause d’un immense chagrin intérieur, et j’ai employé à écrire sur lui toute l’énergie dont je disposais pour écrire. La terrible ironie était qu’il m’avait légué quelque chose. Ce n’était pas une grosse somme dans l’ordre des héritages, mais c’était plus d’argent que je n’en avais jamais possédé et cela m’a aidé à passer d’une existence à une autre. »

Dans L’invention de la solitude (4), Paul Auster avait déjà abordé cet épisode : la mort de son père lui offrait un répit de deux à trois années pour enfin écrire sans relâche un premier livre, lui qui n’avait alors publié que de la poésie. Ce livre, il se devait de le consacrer à son père, cet être solitaire, dépourvu de passion, qui avait vécu sans laisser de traces : « De son vivant déjà, il était absent, et ses proches avaient appris depuis longtemps à accepter cette absence, à y voir une manifestation fondamentale de son être. Sa façon de vivre les avait préparés à sa mort – c’était comme une mort anticipée – et s’il arrivait qu’on se souvienne de lui ce serait un souvenir vague, pas davantage. » Mais comment écrire sur une personne ayant été, toute sa vie, absente à elle-même ? Tel est le paradoxe que Paul Auster doit résoudre. Il remonte alors le temps, revisite la généalogie familiale, analyse les documents, scrute les photos... et finit par tomber sur un secret de famille. « Mon grand-père était mort en dix-neuf, ce qui signifie que depuis sa tendre enfance mon père avait été privé du sien. Quand j’étais petit, il m’a raconté trois versions différentes de la mort de celui-ci. » La vérité, c’est que la grand-mère assassina son mari, d’un coup de carabine, dans la cuisine familiale, sous les yeux de leurs enfants. « Un enfant ne peut pas vivre ce genre de chose sans en garder des traces une fois adulte. » Il faut croire qu’un petit-fils, non plus. Comme pour combler les trous du passé, Paul Auster se doit d’inventer, jour après jour, des histoires de filiation et de disparition, en une sorte de quête éperdue, de dette éternelle envers ses aïeux. A la fin du roman La chambre dérobée, écrit à la première personne, qui clôt la Trilogie New-Yorkaise, il fait dire au personnage principal : « L’histoire toute entière se ramène à ce qui s’est passé pour terminer, et si je n’avais pas à présent cette conclusion en moi, je n’aurais pas pu commencer ce livre. Il en va de même pour les deux volumes qui précèdent celui-ci, Cité de verre et Revenants. Ces trois récits, au bout du compte, sont la même histoire, mais chacun représente un stade différent de ma conscience, de ce à quoi elle se rapporte. Je ne prétends pas avoir trouvé la solution de quelque problème que ce soit. Je suggère seulement qu’est arrivé un moment où je n’ai plus eu peur de regarder ce qui s’était passé.  »

Un autre événement capital s’était produit quelques temps avant le décès de son père : la naissance de son fils. « Assister à la venue au monde de Daniel a été pour moi un instant de bonheur suprême, un événement d’une telle importance qu’au moment même où je fondais en larmes à la vue de son petit corps et le tenais dans mes bras pour la première fois, j’ai compris que le monde était changé, que je venais de passer d’un état à un autre. La paternité était la ligne de partage, le grand mur qui se dressait entre la jeunesse et l’âge adulte, et je me trouvais pour toujours de l’autre côté. » Est-ce le décès de son père ou la naissance de son fils qui fit passer Paul Auster d’une existence à une autre ? A moins que ce ne soit les deux à la fois… Dans un entretien, Paul Auster dit : « Si on accomplit ce travail honnêtement, on est contraint de se poser des questions, toujours. Il est impossible, ou si rarement, de trouver des réponses définitives aux choses. Les choses ne sont jamais finies et chaque histoire est une histoire à suivre. » (5) Voilà pourquoi, nous ne nous lassons pas de lire Paul Auster.

Christian LEJOSNE

(1) Préface de la Trilogie New-Yorkaise, collection Babel, Actes Sud, 1991

(2) Composée de Cité de verre, Revenants, La chambre dérobée

(3) Actes Sud, 1996

(4) Actes Sud, 1988

(5) La solitude du labyrinthe, Gérard de Cortanze, Actes Sud, 1997


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