Le rendez-vous

dimanche 21 février 2010
par  Nicole DUPUIS
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A Marie-Christine, Michèle, Marie Agnès, Christine, Murielle, Valérie, et les autres.......

La porte de la maison claque sur le silence de l’après-midi. La rue me tire doucement par la main.
Il y a encore un long chemin de temps qui me sépare du rendez-vous. Je veux le savourer, m’enrouler un peu dans son haleine vive, mêlée à l’orangé du ciel d’hiver.
Oui, ces vingt minutes de pas vers la ville, le long des façades frileuses, des jardinets en léthargie, je sais bien que je peux en faire une randonnée lumineuse, rien qu’avec la vie qui s’y vautre en secret. La Vie.

Trois jeunes filles, enveloppées de doux délires adolescents, m’éclaboussent en passant de leur insouciance.
Savent-elles comme elle est fragile cette gerbe de rire qu’elles effeuillent dans mon sillage, sans y penser ? Si fragile et si féconde à la fois. Si féconde de cette vie qui se donne à foison dans la source des heures, et qu’on oublie de butiner, entre les mailles de l’ordinaire. La Vie.

Je croise sur le trottoir une femme aux grands yeux de pauvre. Elle traîne avec elle sa solitude et son cabas, fatigués des manques de trop longtemps. On peut dire que la vie ne lui a pas fait de cadeau. Pourtant, je voudrais lui crier ce soir que sa vie, rien que sa vie, c’est un cadeau, rien que celle qui se distille dans le frémissement de ses mains nues ; et lui fronce le front, sous la lueur du soir qui meurt. La Vie.

Le trajet s’épuise. J’approche du rendez- vous. Mes derniers pas s’alourdissent. L’inquiétude prend toute la place. Elle est là, au bout de la rue, cette « maison de maître » que je connais bien : le cabinet de
radiologie. Une fois de plus, en poussant la porte, je sens monter en moi une sorte de nausée : Ici, la valse frénétique des blouses blanches et la subtile symphonie des émotions humaines se mêlent sans décence dans le même tourbillon. Ici, même celui qui se noie dans la peur de mourir, n’est soudain plus qu’une carte vitale et un cliquetis de clavier.

Dans la salle d’attente, les regards se cognent contre les murs sans âme, contre le guéridon laqué IKEA, et ses magazines de bonheurs factices. Parfois, les visages se cherchent un peu, se rejoignent dans le silence, amorcent dans un sourire, une parole vraie... Et si l’on pouvait enfin oser se dire ce qui nous rapproche et nourrit notre attente commune : Le défi de dépasser une fois de plus l’écueil de nos fragilités, de gouter encore un peu au miracle de vivre....

Ce sont bien sûr mes propres sentiments que je projette... Et peut-être que cette quinquagénaire un peu agitée, ne rêve, en fixant l’affiche sur le cancer, qu’au bonheur de retrouver son petit-fils, après sa radio du poignet....
Peu importe... Dans ce microcosme de la salle d’attente, me gagnent des vagues de tendresse pour ces hommes et ces femmes qui me ressemblent. Je profite de cette immobilité au cœur des autres, pour laisser s’affiner en moi, les fibres de mon humanité. Toutes les vibrations de ma peur m’éveillent, en écho, un mystérieux élan de fraternité vers mes compagnons de croisière : sentir passer sur le même bateau, les mêmes frimas chargés d’espérance, cela crée des liens !

On m’appelle enfin. A travers un couloir aseptisé, je suis une blouse blanche qui fait son travail, décompte sans doute les heures de cette journée épuisante.

A-t-elle l’ombre d’une pensée pour ma personne, et pour cette obsession qui me ronge du diagnostic qui se rapproche ? En tout cas, rien de cela ne transparait dans sa façon de me proposer la rituelle marche à suivre : la petite cabine, le déshabillage... Puis la série de clichés sous tous les angles, qui claquent comme des couperets, dans le désert glacé de la salle.... Entre nous deux, pas la moindre complicité de femme, à laquelle me raccrocher, pour apaiser un peu mon vertige.

La dernière étape de l’examen est la plus difficile. Les courts instants égrenés dans le sombre recoin de l’attente ressemblent à l’éternité. Scotchées aux murs exigus, des touches d’information sur la maladie me la rendent plus réelle, plus menaçante encore. Dans un miroir, mes seins et leur monde invisible... symboles de ce qui est moi et en même temps m’échappe. J’y entrevois, tantôt le réveil d’un insidieux poison à enrayer encore, tantôt une source de vie tiède qui continue son chemin, tout simplement.... En quelques minutes, ma pensée s’engouffre dans tous les scénarios de souffrances ou d’extase, d’ultime solitude, de belles saisons redonnées... J’erre sans boussole dans un dédale de déserts intérieurs, et de douces grèves possibles...

Enfin, la porte s’ouvre. Le sourire du médecin qui m’accueille, m’encourage.... Mais dois-je y voir la goutte de miel qui permet de mieux « avaler la pilule » ou le signe que tout va bien ?

-  « Je ne vois rien de particulier »
Ça y est, elle est enfin tombée, la petite phrase magique ! Et d’un seul coup, s’ouvre tout grand pour moi une fenêtre vers le plus bel azur.... chassant le gouffre du naufrage !... Cela ressemble un peu au premier regard ébloui, sur l’enfant-miracle, sorti de nous, après la douleur, … ou au premier mot d’amour que l’on n’espérait plus... Moment d’euphorie, de bonheur qui submerge, trop grand pour que ce soit possible... La Vie....
La Vie rejaillie, à ne plus gaspiller dans le flot des insignifiances. La vie... ce cadeau inestimable, pour quelques mois encore, pour si longtemps peut-être. Le sait-il ce médecin, que je n’entends plus dans ses paroles professionnelles, qu’une douce chanson qui m’appelle et m’enivre.... avec ses accents d’éternité !

Sur la route du retour à la maison, mon ivresse se heurte à une foule de gens noyés dans leur course implacable de choses à faire. J’ai envie de les bercer dans mes bras, et de leur murmurer que rien n’a vraiment d’importance, à part la saveur inouïe de ce moment qui passe...

Les rameaux dépouillés d’un lilas s’enlacent sans pudeur dans les nuées fauves du crépuscule. Ils bercent déjà leurs bourgeons, sous les rêves du vent... Jamais, je n’avais ressenti aussi fort, l’arrogance de leur beauté, l’insolence de leurs saisons recommencées, qui se pavane, dans leurs ombrages.

Nicole

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