La complainte des trois troubadours

vendredi 13 février 2009
par  Christian LEJOSNE
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Il était une fois dans un royaume, trois troubadours qui passaient leur vie à chanter. Tous trois avaient la passion de la chanson. Ils étaient montés dans la capitale du royaume pour tenter d’atteindre le succès, qui forcément au début s’était dérobé. Mais nos trois compères n’en avaient cure : leur passion les poussaient et durent-ils mourir de faim et de froid qu’ils n’auraient en rien renié leur choix.

Cependant, chacun à son tour finit par connaître le succès. Le public, d’abord clairsemé, se fit plus nombreux à chacune de leurs aubades. Jusqu’au jour où ils devinrent les trois plus grands troubadours du royaume qu’ils parcouraient en tous sens, rassemblant les foules des petits villages comme celles des plus grandes villes, à chacun de leur passage. Le plus jeune ne tenait pas en place, chantant chaque jour dans un lieu différent, jamais ne s’arrêtant, se brûlant lui-même à la flamme de ses chansons qu’il vivait comme si c’était la première fois qu’il les chantait. Le second était un homme simple et sincère. Il était tellement anticonformiste qu’en traversant la rue, il passait dans les clous pour ne pas être repéré par la maréchaussée. Le troisième avait mangé de la vache enragée qu’il recrachait dans chacune des chansons, de révolte ou d’amour. Plus il vieillissait, plus ses chansons rajeunissaient. Plus il vieillissait, plus le public qui venait l’écouter, lui aussi, rajeunissait. Un jour, alors que les trois troubadours couraient les routes du royaume, chacun de son côté, un jeune scribe eut l’idée de les faire se rencontrer. Il organisa un banquet dans un endroit tenu secret. Les trois troubadours qui n’avaient jamais eu ni le temps ni l’occasion de s’asseoir autour d’une même table, furent ravis de se cotoyer. Sans se connaître, les trois confrères étaient déjà devenus des copains. Toute la nuit ils parlèrent, entre deux gorgées de bière, leur tablée bientôt enveloppée d’un nuage, lourd du tabac qu’ils fumaient. Ce qu’ils se dirent fut une grande leçon d’humanité, dont le jeune scribe ne perdit pas une bouchée. C’est d’une voix blanche de peur – il était très impressionné – qu’il leur demanda s’ils se prenaient pour des poètes. Pas tellement, je ne sais pas si je suis poète, répondit un des troubadours. Il est possible que je le sois un petit peu, mais peu importe. Je mélange des paroles et de la musique, et puis je les chante. Je suis chansonnier, c’est le vrai mot, compléta le plus jeune. Je suis un petit artisan de la chanson. La chanson a été faite pour être chantée. Le plus âgé des trois dit : Il y a des gens qui reçoivent d’abord la musique, d’autres qui reçoivent d’abord les paroles. Les gens les plus intelligents reçoivent d’abord les paroles. Les gens les plus sensibles reçoivent d’abord la musique. Ce qui fait que j’ai pu faire connaître Baudelaire à des gens qui ne savaient pas qui était Baudelaire, précisa-t-il. Longtemps ils parlèrent, parfois à voix basse, parfois avec de grands éclats de rire. Le plus âgé des trois dit enfin – et il le dit à voix basse : J’ai une idée. Je voudrais qu’un jour – ce serait extraordinaire – on choisisse les dix plus grandes salles du royaume, tous les trois, qu’on choisisse chacun douze chansons, et qu’on fasse la parade s’il le faut, puis qu’on rentre sur scène : l’un chante une chanson, il s’en va, puis moi, puis lui, puis le premier, puis moi, pendant deux heures. Voilà, c’est une idée de fou que j’ai… Il y eut un long silence avant que les deux compères opinent du chef, et confirment que cette folle idée leur plaisait également. La conversation reprit son cours au sujet de l’argent qu’ils gagnaient en chantant leurs chansons : Nous, on est très content de gagner notre vie avec nos petites chansons, mais on n’a pas fait ça dans cette intention, on l’a fait parce que ça nous plaisait. Ca ne nous rapporterait rien qu’on le ferait quand même ! On ne vendrait pas des sardines à l’huile, si ça rapportait plus que de faire des chansons. Si on était payé comme un fonctionnaire pour faire ce qu’on fait, on continuerait quand même. Parce qu’on aime ça. On est un peu demeurés ! Pour devenir adulte, il faut déjà faire son service militaire, se marier, avoir des enfants. Il faut embrasser une carrière, il faut la suivre, monter en grade. C’est comme ça qu’on devient adulte. Nous autres, nous avons un peu une vie en marge de la vie normale, en dehors du réel. On ne peut pas devenir adultes. Le scribe demanda : Peut-être parce que vous n’avez pas voulu vous adapter au système traditionnel ? Ou parce qu’on n’a pas pu, répondit le plus jeune. Le second ajouta : Parce que c’était notre caractère de ne pas nous y adapter ; voilà tout. On ne l’a pas fait exprès. Il n’y a pas de vantardise à dire qu’on est solitaire. On est comme ça. Le plus vieux précisa : Ca rejoint l’enfant-poète. Quand il chante, dit-il en montrant du menton son voisin de table, sans rire et qu’il y croit, quand il dit cette chose merveilleuse « j’allumerai ma guitare, on se croira espagnol », il n’y a qu’un gosse qui puisse dire ça ! Ils parlèrent ainsi toute la nuit, chacun complétant tour à tour les propos de l’autre, comme s’ils se connaissaient depuis de longues années. Avec beaucoup de finesse, beaucoup de modestie, beaucoup de simplicité. Il fut question de la création, de la vie, de l’amour et de la mort, de l’argent, de la liberté, de la solitude et de l’enfance, des adultes et aussi des femmes. La mousse retombait dans les verres de bière, les paquets de tabac et de cigarettes se vidaient, les volutes de fumée emplissaient toute la pièce. Au petit matin, il se séparèrent. Jamais plus ils ne se rencontrèrent. Le rêve énoncé par le plus vieux des trois troubadours ne se réalisa pas : jamais ils ne chantèrent tous les trois dans les plus grandes villes du royaume. Au seuil de sa mort, il paraît qu’il le regrettait encore. Il mourut dans son lit douillet le jour de la fête nationale. Peut-être faisait-il ainsi un dernier clin d’œil à son copain troubadour en référence à une chanson que ce dernier avait composée. Par honnêteté, le plus jeune troubadour cessa un jour de chanter ; il avait l’impression de se singer lui-même, en répétant les mêmes gestes au cours des mêmes chansons. Il quitta le royaume et se retira dans une île où il est enterré. Le troisième troubadour repose dans un cimetière marin qui domine la plage de son enfance, comme il le suppliquait dans l’une de ses belles chansons tristes.

« Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons tournent encore dans les rues… ». Dans les rues où parfois l’on peut voir, à la vitrine d’un magasin d’encadrement ou affichée au fond d’une taverne, l’image, restée unique à jamais, de leur rencontre, immortalisée.

Christian LEJOSNE

Les propos échangés par les trois troubadours sont extraits de l’interview de Jacques Brel, Georges Brassens et Léo Ferré interrogés par Jean-François Cristiani et photographiés par Jean-Pierre Leloir le 6 janvier 1969 à Paris.
Un documentaire de Sandrine Dumarais réalisé en 2008 et diffusé dernièrement sur France 3 revient sur cette étonnante rencontre.


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