jardin d’enfance

mercredi 28 mai 2008
par  Paul MASSON
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Trois enfants regroupés au centre d’une photo. Ils sont alignés par taille. Ils ont entre quatre et un an. Je suis à gauche, ma main droite tient la poignée d’une poussette. Sur la poussette, un petit enfant d’un an environ : mon frère Robert. Entre nous deux, une petite fille : ma sœur Josette. Une photo de famille, probablement prise à la demande de mes parents par un ami ou un membre de la famille venu leur rendre visite et disposant d’un appareil photo.

Le décor, une place publique. Le sol est brut, sans macadam. A l’arrière de la poussette, l’angle d’un édifice : l’église du village. Sur la partie droite de la photo, en arrière plan, la place s’étend jusqu’aux maisons qui la bordent sans la fermer. Entre les maisons, un large coin de ciel. On devine la forme d’une colline couverte de pâturage. Cette ouverture donne de la lumière et de l’espace à la photo. Je reconnais le lieu. C’est devant la maison où nous allions en vacances lorsque j’étais enfant. Ce cadre accompagnera mon enfance.

***

J’ai grandi, mon espace aussi. Des abords de la maison de campagne, j’ai conquis le territoire du village. J’en connais les fermes, j’en connais les paysans, les animaux aussi. J’ai parcouru les prés et les bois des environs. Un vélo m’a permis d’étendre mon territoire, il a contribué à accélérer mes déplacements dans ce coin du monde. Cet endroit est mon royaume. J’y suis libre.
Et cet après midi d’été, pour la première fois, mon père me prête son solex pour une nouvelle aventure. Je vais me rendre seul à Périgneux, à environ cinq kilomètres. Sur ce vélo à moteur, je suis un cow-boy sur son cheval à la conquête des grands espaces. Me voilà dévalant la descente du cimetière. Je laisse sur ma droite la statue de la vierge. Après la croix du chemin qui rejoint le Breuil, je quitte le territoire conquis. La journée est belle sans être trop chaude. Les cumulus d’été font alterner soleil et ombre sur les champs et les prairies. Je suis sur le plateau, j’ai l’espace et l’air pur. Je suis bien, je suis libre.
Dans un virage, à la cime d’une petite cote, sur ma gauche, j’aperçois Périgneux. Le bourg s’étale en léger contre bas, dans un halo de lumière. Les nuages recouvrent de leur ombre ses abords un peu comme si le soleil avait décidé de faire de ce gros village, de cette modeste localité, une cité céleste. J’arrête mon vélo, m’assoit par terre et contemple.

***

La batteuse est au village, et pendant une quinzaine de jours, elle est son cœur, elle est son poumon, elle organise la vie de tous les habitants.
Les hommes se retrouvent le matin autour d’elle. Aujourd’hui dans le champ du père Faure, demain dans celui de Jean, le lendemain et le jour suivant, chez les Dubessay, la grosse ferme du village. Mon père, en congés payés, est happé par le mouvement qui entoure la machine. Certains jours, il participe aux tâches : approcher les épis sur les chars tirés par les vaches ; l’enfourner dans la batteuse, décharger les gerbes de paille, fabriquer les meules, remplir les sacs de blé, les transporter sur des chars à la ferme ou à la coopérative.

Les femmes aussi travaillent pour la batteuse. Elles approvisionnent les hommes en eau, en vin, fournissent le pain, le saucisson et le fromage pour la pause, préparent le repas de midi. Ces jours là, selon les fermes, c’est quinze à vingt cinq personnes qui seront attablées. Tout doit être prêt lorsque les hommes arrivent, le travail n’attend pas. Les tréteaux qui tiennent lieu de tables sont aménagés dehors, tôt dans la matinée.
La boulangère a préparé dans son four les « pâtés » : énormes chaussons aux pommes de cinquante centimètres de diamètre, qui invariablement terminent les repas.

Pour les enfants, c’est la fête. Les adultes sont trop absorbés pour avoir le temps de s’occuper d’eux. Et ça, c’est une chance. A condition de rester suffisamment à l’écart des hommes et de la machine, les enfants sont libres. Ils circulent à leur aise. Les paillots, les chars rassemblés offrent des jeux exceptionnels. Il y a toujours une occasion d’aller chez les voisins, dans des endroits où d’habitude c’est interdit, une opportunité pour manger un reste de repas, un bout de gâteau…. Chez les autres, c’est toujours meilleur que chez soi.
La batteuse, c’est les vacances pour les enfants.

***

Aboën, village de l’enfance, tu es ma référence. C’est toi qui fais le lien, toi qui donnes le sens. Tu es le « LA », tu donnes le ton. Tu es source et matrice de quelque chose que je ne connais pas.

Je ne me souviens pas de ton premier contact. Peut-être un temps privilégié entre ma mère et moi lorsque mon père, en ville, travaillait ? Tu es resté pour moi terre de liberté, le temps du sans contrainte. Le temps des vacances, des longues plages vides où je peux vaquer seul à ma guise entre la fin du petit déjeuner et l’angélus de midi, puis repartir l’après midi presque jusqu’au soleil couchant.
Tu es aussi pour moi terre-mère, nature. Avec toi, j’ai plus appris, au cours de mon enfance que de mes temps d’école. Moi, le fils d’ouvrier, moi, l’enfant de la ville, j’ai appris la campagne, ses hommes, ses métiers ; mais surtout, j’ai senti auprès de toi vivre la terre ; j’ai respiré l’odeur des mousses, des pins, d’après la pluie ; senti l’odeur des poules, des cochons, des vaches et des moutons. J’ai sentir la torpeur des journées chaudes, sous le soleil d’été, quand la nature s’arrête tant elle est fatiguée et où seules quelques mouches sont en activité. J’ai senti la fraîcheur de l’air sous les grands arbres et celle, différente, du vent du nord par très beau temps. J’ai laissé dans mes doigts glisser l’eau fraîche de la rivière, dans mes paumes de main, j’ai perçu les sensations diverses de l’écorce de pin, celle du merisier, de la pierre de granite, de la glaise et du sable. J’ai vu le ciel de grand beau temps, j’ai vu le ciel d’orage, j’ai vu des étoiles filantes comme s’il en pleuvait. J’ai respiré la nuit, j’ai entendu la buse, écouté la mésange et le chardonneret. J’ai vu le genet jaune et la mauve bruyère. Dans le regain, les colchiques arrivaient, juste avant la rentrée des classes.
Adolescent, tu étais là quand j’ai connu mes premiers émois amoureux. J’ai cherché à y résister, j’ai cherché à comprendre. Sans le savoir, auprès de toi, je m’ouvrais à la philosophie.
Quand je me suis perdu, je suis retourné vers toi. J’ai voulu faire parler tes arbres et tes pierres, écouter leur message afin de me retrouver. Progressivement, c’est toi qui es entré en moi, tu es venu m’habiter. Maintenant, je n’ai plus besoin d’aller te retrouver pour t’écouter parler. Tu es dans ma mémoire, je te retrouve en moi. Tu alimentes mon imaginaire, fais renaître mes émotions. En toi, le temps se mélange ; les temps se fondent, se confondent, se figent et se solidifient. Mes souvenirs s’estompent, mais il reste au cœur un noyau dur, comme une pierre compacte, mémoire métamorphique qui résiste au temps.


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