Comme un passeur de l’autre monde

lundi 21 janvier 2008
par  Christian LEJOSNE
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Tu nous as quittés le 30 décembre 2007 à dix neuf heures trente. Douze heures plus tôt, alors que tu étais plongé dans un profond coma, je faisais ce rêve étrange :

Une personne coupe au couteau la tige d’une plante qu’il a posée sur sa gorge. Beaucoup de monde se presse contre lui, comme une mêlée de rugby ou plutôt ces statues tragiques où les personnages sont enchevêtrés dans une posture funèbre. Puis c’est la bousculade, tout le monde veut rentrer dans la maison en même temps. Il faut jouer des coudes. Une fois entré dans la salle principale – on dirait un château – je cherche à me défaire de ma veste. L’accès à ma chambre n’est pas possible – des gens encombrent la porte – alors, j’utilise un passage secret… que je ne prends jamais, bien que je sache qu’il existe. C’est un large couloir, haut de plafond avec des armatures de métal en arc de cercle. Le couloir serpente et donne dans une vaste pièce peu éclairée et fort encombrée. On dirait les coulisses d’un théâtre. Une grande glace sans tain permet de voir ce qui se passe dans la pièce principale du château, mais uniquement en noir et blanc. J’y vois mon frère faire un discours, gesticulant face à une foule de gens. »
Ton inconscient serait-il venu parler au mien, alors que je dormais, m’offrant une dernière leçon de vie ? Voulais-tu me faire comprendre une autre façon de percevoir la mort ? On dit couramment des morts qu’ils sont « passés » de l’autre côté (du miroir). Voulais-tu me faire comprendre que les morts regardent simplement par l’autre côté du miroir pour y voir le spectacle de la vie, le monde des vivants avec ses tragédies, ses comédies, ses petites lâchetés, ses dérisoires gestes héroïques ? Ils ne participent plus au spectacle, ils sont (re)devenus spectateurs, détachés de tout.
La nuit suivante, tu es à nouveau venu me chanter Orly à l’oreille. Orly est cette chanson du dernier disque enregistré par Jacques Brel alors qu’il était gravement malade. Cette chanson sur la séparation d’un couple m’a toujours beaucoup ému., J’ai compris dernièrement que cette chanson parlait aussi d’une séparation liée à la mort. Ce n’est pas seulement une rupture sentimentale, c’est une séparation définitive, irrévocable. C’est la mort qui vient séparer ces deux amoureux-là.
Cette semaine, sur un mur près de chez moi, mon regard s’est arrêté sur une inscription. C’est plus fort que moi, mes yeux s’agrippent à tout ce qui est écrit, comme on s’accroche aux branches… Un réflexe irrépressible. Une main rapide avait inscrit à la bombe argentée : SSIK TO OLIVERA J’T’AIME GROS KOM AS ! Décrypté, le message dit « baiser à Olivera, je t’aime gros comme ça ! » Cette inscription me renvoyait trente ans en arrière. Quand j’avais bombé de toutes les couleurs sur les murs et toutes les marches qui menaient à la résidence de mon amour perdu, cette parole : « LOFFF ». Message énigmatique, uniquement décodable par la seule personne à laquelle il était destiné. Maintenant, je peux le dire, il y a prescription. LOFFF était la déformation phonétique du mot LOVE, chanté par Léo Ferré, dans le disque « Je te donne ». Ce disque, je l’avais offert à mon amoureuse quelques années plus tôt. Les textes des chansons semblaient avoir été écrits pour nous. « Cette parole / Comme une arme contre l’offense / Comme un sourire du silence / Comme un passeur de l’autre monde / Comme un destin qui fait sa ronde / Cette parole / Comme la raison qui pâlit / Comme le prix de la folie / Cette parole / LOFFF… . » Une parole d’amour poussée en cri de naissance et de mort réunis.

Les souvenirs s’enroulent en colimaçon autour de ma vie. En sédimentation de couches successives. Des chansons leur emboîtent le pas. Un souvenir fait revivre une chanson qui évoque un souvenir. Aujourd’hui, je me sens convalescent. Je vois la vie avec un regard neuf. Tout me semble miraculeusement beau et émouvant. Je me sens ressuscité d’une longue maladie. C’est comme si c’était moi qui revenait de loin. Comme si par empathie, tu m’avais donné un peu de ta vie. Comme si tu me disais que dehors et dedans, c’était la même histoire à vivre. Comme si les frontières n’existaient pas. Comme si, dans un souffle, la naissance et la mort se ressemblaient.

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