Les tournants d’une vie
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Thème du dernier numéro de La Faute à Rousseau (1) : « Les tournants d’une vie ». Un sujet qui questionne, car les expériences des uns renvoient nécessairement au vécu de chacun. Qu’est-ce qu’un tournant dans une vie ? Selon les auteurs des articles, il y a celles et ceux qui analysent leur vie comme une succession de virages vécus comme positifs ou négatifs et d’autres pour qui la vie serait plutôt linéaire. Qu’en fut-il pour moi ?
Perdre le Nord
Je n’identifie que deux véritables tournants dans ma vie. Pas davantage . Au premier, j’ai 25 ans. La femme-de-ma-vie, auprès de qui je vis depuis sept années et avec qui j’imagine vivre jusqu’à la fin de mes jours, me quitte (tournant subi/négatif). Je me sens seul au monde. Le sol se dérobe sous mes pieds. L’avenir devient dénué de signification. L’aiguille de ma boussole tourne folle sur son axe. A ce moment-là, ma vie a perdu son sens. S’agissait-il réellement d’un tournant négatif ? S’agissait-il même d’un tournant ? Car finalement, j’ai continué à vivre. Ce tournant m’a ouvert d’autres possibles.
Trouver le Sud
Le second tournant fut la décision de quitter le Nord pour aller m’installer dans le sud de la France (changement choisi/positif). J’avais 45 ans. C’était un changement de vie au sens où nous quittions, ma femme et moi, une ville où l’on avait nos repères, des amis et un travail, pour un lieu où tout allait être nouveau, à part la langue qui restait la même, et des repères nationaux qui ne changeaient pas. C’était début 2002, on passait à l’euro, ce qui donnait une impression étrange de dépaysement, mais tout le monde était alors logé à la même enseigne. Là encore, a posteriori, puis-je qualifier ce déménagement de tournant ? Ma vie a continué, dans un décor renouvelé, avec l’opportunité de pouvoir vivre cette deuxième partie de vie d’une façon légèrement différente de la première, en évitant de refaire les mêmes erreurs. Avec, par exemple, la conscience aiguë qu’il me fallait préserver du temps pour moi. Un temps que j’ai, en grande partie, consacré à l’écriture, ce que ma première vie ne m’avait pas permis de faire. Un peu comme un brouillon que je pouvais corriger.
Le tournant brusque
A la sortie du village où nous habitons aujourd’hui, la route forme un virage à quatre-vingt-dix degrés lorsqu’elle pénètre dans les gorges de l’Hérault. Les habitants du coin nomment cet endroit « le tournant brusque » ; régulièrement, des automobilistes, qui n’ont pas suffisamment ralenti, y terminent leur route. Dans ma vie, il n’y a finalement eu aucun tournant brusque. Je n’ai pas vécu de tournant subi (maladie grave, décès d’un proche dans ma jeunesse). Je suis toujours passé entre les gouttes. Et, comme l’écrit l’auteur d’un des articles, je ne suis jamais vraiment sorti de ma « zone de confort », parce que, comme lui, « je suis incapable de me confronter au risque. » Sauf à écrire mon histoire de façon romanesque...
Le tournant de l’écriture
En 2005, pour fêter les 80 ans de mon père, j’écris un livret, intitulé Le Fil, dont les chapitres alternent son enfance et la mienne. Imprimé en une vingtaine d’exemplaires, je le distribue à tous les membres de la famille. Quelques mois plus tard, mon frère aîné m’envoie un article du Monde qui présente l’Association pour l’autobiographie (APA). Enthousiasmé par le projet de cette association, je leur envoie mon texte. Je reçois un retour de lecture qui me fait chaud au cœur. Encouragé par ce premier succès, je me mets à enquêter sur l’enfance de mon grand-père maternel, abandonné à l’âge de dix ans à l’Assistance publique, traumatisme dont il ne parla jamais. Pendant trois années, je consacre mes congés annuels à sillonner la France (Somme, Pas-de-Calais, Nord, Loiret, Paris, Haute-Garonne) en rencontres familiales, en recherches dans les Archives départementales ou les services d’état civil des communes. Et je passe mes fins de semaine à écrire ce que j’y ai découvert. Par l’écriture, j’ai le sentiment de redonner vie à ce grand-père. Lors des Journées de l’APA de l’été 2009, j’apprends que les éditions L’Harmattan publient des livres en faible tirage. Je tente ma chance. Le Silence a le poids des larmes sort en 2012. Ensuite, les choses se sont enchaînées. Quatre autres livres seront ensuite édités chez L’Harmattan. Sans que j’ai ai eu conscience, la vie m’a donné une seconde chance, grâce à l’APA qui m’attendait... au tournant.
Christian Lejosne
(1) La Faute à Rousseau n°98 – Février 2025 – Revue de l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique.
Une version légèrement différente de ce texte est visible sur le blog Grains de sel de l’APA.