Toute transmission est-elle bonne à prendre ?
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Le club de lecture dont je fais partie s’est engagé, depuis plusieurs années, dans un dispositif national intitulé Les Nuits de la lecture. Chaque année, des événements autour de la lecture sont organisés dans tout le pays, à la fin du mois de janvier, sur un thème retenu par le Centre national du livre sur proposition du ministère de la Culture. C’est ainsi qu’il y eut, par le passé : l’alimentation, le corps, la peur... Cette année, le thème proposé était « Les patrimoines ». Thème qui ne souleva guère d’enthousiasme au sein du groupe. Ce n’est pas dans les vieux bâtiments que l’on fait de la bonne littérature, pensions-nous.
Nuit des patrimoines
Il nous fallut entendre le mot « patrimoines », écrit au pluriel, pour que cette lecture extensive ouvre à d’autres horizons que les seuls monuments historiques qui disposaient déjà des Journées du patrimoine, chaque troisième week-end de septembre. Pourquoi fallut-il qu’au ministère de la Culture on y ajouta « Les nuits des patrimoines » ? Était-ce pour couronner la récente réouverture de Notre-Dame ? Lors de notre soirée locale de la Nuit de la lecture, des monuments historiques, aucun lecteur ne parla. Les textes qui furent lus avaient trait à l’Histoire, à l’écologie, à la gastronomie (car en France, c’est bien connu, tout finit toujours par des agapes), et même à l’origine de l’écriture. Mais c’est de la littérature de l’intime que la majeure partie des textes furent extraits (1).
Pique-nique familial
Car, finalement, ne trouve-t-on pas des histoires de famille dans tous les romans ? « Y a-t-il quelque chose d’intéressant chez les humains, hormis le fait que, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, intensifiées par des pulsions animales aussi inconscientes qu’irrésistibles, ils copulent, font des enfants, s’efforcent de donner à ceux-ci une éducation meilleure que celle qu’ils ont reçue, échouent, vieillissent et meurent après avoir regardé leurs enfants grandir et partir trouver leurs propres partenaires et démarrer leur propre famille comme s’ils allaient refaire le monde à neuf, tout cela sur fond de grincements de dents, de tourmentes politiques, de conflits religieux, de rivalités fraternelles, de scènes d’inceste et de viol et de meurtre et de guerre et de prostitution, émaillé çà et là par un pique-nique familial dans une foire agricole ? De quoi d’autre un roman pourrait-il bien parler ? » questionne l’irrésistible Nancy Huston dans cette interminable mais très réaliste phrase, tirée de Bad Girl (2).
Héritage
Ce qui renvoie à l’inquiétante question : toute transmission est-elle bonne à prendre ? La transmission n’est-elle pas aussi l’acceptation d’une reconduction des inégalités sociales, culturelles, économiques. Il y a des héritages dont on se passerait bien. Vanessa Springora en a fait l’expérience en remontant dans sa généalogie, juste après la parution de son livre Le Consentement. Dans Patronyme (3), qui vient de sortir, elle fait le récit d’une macabre découverte. En vidant l’appartement de son père, elle tombe sur des photos de son grand-père paternel adoré, arborant des insignes nazis. Constance Debré qui a, elle aussi et dans un autre registre, hérité d’un patronyme encombrant propose dans Nom (4), une solution radicale pour s’en débarrasser : « Avec n’importe quels parents j’aurais écrit le même livre. Avec n’importe quelle enfance. Avec n’importe quel nom. Je raconterai toujours la même chose. Qu’il faut se barrer. De n’importe où et n’importe comment. » Constance Debré confirme ainsi un astucieux précepte que Winnicot adressait aux parents (je le note de mémoire) : « Soyez suffisamment mauvais parent afin que vos enfants aient envie, un jour, de vous quitter pour construire leur propre vie ». A bon entendeur...
Christian Lejosne
(1) Liste des textes lus : Louis ARAGON, Le conscrit des cent villages - Alessandro BARICCO, Soie - Benjamin BIOLAY, Ton héritage - Jean Anthelme BRILLAT-SAVARIN, Dix préceptes - Jacques BORIE, La gloire de ma mère - Annie ERNAUX, Les années - Philippe KAUFFMANN, Mettre en scène la forêt - Maria LARREA, Les gens de Bilbao naissent où ils veulent - Louis MAS, Invitation à Ballanche - Akira MIZUBAYASHI, Suite inoubliable - Michel SERRES, C’était mieux avant - Muriel SZAC et Jean-Manuel DUVIVIER, Le feuilleton d’Hermès - Eric VUILLLARD, 14 Juillet - Antoine WAUTERS, Mahmoud ou la montée des eaux.
(2) Actes Sud, 2014, paru en 2016 chez Babel
(3) Grasset, 2025
(4) Flammarion, 2022, paru en 2023 chez J’ai lu