L’homme qui aimait l’amitié
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Poussière dans le vent (1) de Leonardo Padura est le livre le plus addictif que j’aie lu depuis longtemps. Un livre composé de chapitres courts qui s’enchaînent les uns aux autres, rebondissent et créent une forme de suspense qui vous prend et ne vous lâche plus jusqu’à la résolution finale. Un suicide inexpliqué et le secret d’une femme, enceinte d’un mari stérile, en sont les premiers ingrédients. Dix ans après le formidable L’Homme qui aimait les chiens (2) où le lecteur se retrouvait dans la tête de Ramon Mercader, l’assassin de Léon Trotsky, Leonardo Padura sortait ce roman choral qui marque le lecteur et l’accompagne bien longtemps après que le livre a été refermé.
Le clan des Huit
La force de l’amitié par-delà le temps, les désaccords et la distance géographique créée par des choix individuels, tel est un des (nombreux) sujets de ce livre, gigantesque par sa taille (630 pages en grand format) et son côté choral (on y suit une dizaine de personnages sur une bonne vingtaine d’années), sans compter le nombre de sujets abordés : Cuba, l’exil, les idéaux politiques, le temps qui passe, le sens de la vie, ce qui tient debout et ce qui, parfois, modifie la trajectoire d’une vie...
« Le clan », c’est ainsi que se nomment les membres d’un groupe d’amis, au début des années 1990, quand Cuba vit « sa période spéciale » où, après l’effondrement de l’Union soviétique, l’aide extérieure se fait rare et rend la situation des habitants de l’île encore plus préoccupante. « Tous ceux qui le pouvaient volaient. Ceux qui avaient de l’argent achetaient. Ceux qui ne pouvaient ni voler ni avoir d’argent restaient dans la merde. Clara avait le cœur brisé en voyant ceux qui fouillaient dans les poubelles pour en tirer quelque chose, n’importe quoi, dans un pays où personne ne jetait rien qui ne soit déjà un vrai rebut. »
L’amitié comme unique rempart
« Le clan », c’est un groupe d’amis, hommes et femmes dans la trentaine, nés sous le régime de Castro, qui se sont connus sur les bancs de l’école ou de la faculté et qui ont pris l’habitude de se retrouver dans la maison que Clara a héritée de ses parents. « Le clan », c’est une bande d’amis qui se tiennent les coudes, passent des soirées ensemble à boire (du rhum), parler politique, refaire le monde et qui, malgré les fréquentes engueulades, parviennent à maintenir, coûte que coûte, l’entente entre eux. Jusqu’à un certain jour de janvier 1990 où, par une série d’événements successifs qui échappent à la raison, la vie de chacun va prendre une direction imprévue, pour le meilleur ou pour le pire. « Est-il possible de marquer le moment précis où une existence se tord, cette rupture funeste qui pousse une ou plusieurs vies sur des chemins inattendus ? » questionne Leonardo Padura.
Le moment où l’existence se tord
Durant la vingtaine d’années où on les suit, chaque membre du clan sera un jour frappé par un changement de cap radical. Tel Irving, qui sera définitivement transformé par les six jours et cinq nuits de prison où il subira interrogatoires musclés et torture psychologique. Un voyage en enfer dont il ressortira malade de peur et d’hypertension qui le feront souffrir le reste de sa vie. Tel Horacio, se réfugiant dans la consommation d’alcool à haute dose pour survivre à on ne sait quoi et qui ne trouvera la paix (et l’abstinence) que par sa rencontre avec Dieu. Comme Loreta, qui obtiendra la rédemption en méditant. Presque tous trouveront dans l’exil une réponse, insuffisante mais indispensable, leur permettant de continuer à vivre.
Des valeurs universelles
Mais ce qui, finalement, permettra à chacun de survivre, c’est la force du clan, même après son éclatement géographique. « L’amitié est un grand refuge à Cuba » dit Leonardo Padura à Guillaume Erner, dans La matinale (3) de France Culture du 31 août 2021 dont il était l’invité. L’amitié, l’amour et la fidélité sont les trois composantes essentielles de Poussière dans le vent. « C’est un livre très viscéral, j’y ai versé ce que j’avais à l’intérieur de moi non seulement par rapport à l’exil mais surtout par rapport au sort de ma génération, prise entre fidélité et trahison, sentiment d’appartenance et déracinement, ce déchirement de se séparer d’une partie de soi. » Un déchirement que l’on ressent en quittant « le clan », une fois tournée la dernière page de ce monumental ouvrage.
Christian Lejosne
(1) Métailié, 2021, paru chez Points en 2023
(2) Métailié, 2011, paru chez Points en 2014
(3) https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-des-matins/l-invite-des-matins-du-mardi-31-aout-2021-2617439