La vie à tout prix
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Parmi les quelques 459 romans et récits publiés à l’occasion de la rentrée littéraire de septembre-octobre 2024, je ne vous parlerai que d’un seul. Parce qu’il me semble différent de tous les autres. Il est fait d’un autre métal ! De la tôle émaillée, pour être tout à fait précis. « Il faut que je raconte cette histoire tant qu’il me reste de la peinture bleue sur les mains. Elle finira par disparaître, et j’ai peur que les souvenirs s’en aillent avec elle, comme un rêve qui s’échappe au réveil et qu’on ne peut retenir. » Ainsi commence Alors c’est bien (1), récit de Clémentine Mélois qui dresse un tombeau littéraire à son père, l’excentrique et optimiste sculpteur Bernard Mélois.
Bricoleur de l’inutile
« Avec ce bleu, j’ai peint le cercueil de Papa » continue-t-elle. Le lecteur prend alors conscience que ce livre autobiographique n’a pas fini de l’étonner. Dans la famille Mélois, il y a le père, sculpteur spécialisé dans la soudure de pièces de métal, découpées dans des objets en tôle émaillée récupérés dans les décharges : brocs, bassines, couvercles de seaux hygiéniques, faitouts et casseroles, tous ces objets d’avant la société d’abondance, qu’il assemblait malicieusement en sculptures gigantesques prenant des formes humaine ou animale. « Je suis un bricoleur de l’inutile » se définissait-il avec son emphase habituelle. Dans la famille Mélois, il y a la mère, « Michèle, my shell. Elle est ma coquille, elle me protège » disait Bernard de celle qu’il aima passionnément et qui l’accompagna durant toute sa vie d’artiste. Michèle allait travailler pour permettre à Bernard de créer dans son atelier capharnaüm où s’entassent sculptures monumentales et objets récupérés. Dans la famille Mélois, il y a également trois filles, à qui « Pap » transmit le goût des arts et une folie douce qu’elles mirent à profit pour l’accompagner durant les derniers mois de sa vie (atteint d’un cancer, il mourut à l’âge de 84 ans en juin 2023).
Une belle vie
Clémentine Mélois est une écrivaine et plasticienne, membre de l’Oulipo et ça se sent dans son écriture (où l’on retrouve parfois des inventaires à la Perec). A travers des chapitres courts, le lecteur découvre des instantanés de la vie de Bernard Mélois et la philosophie qui allait avec : le récit de sa vie est nourri d’extraits des carnets que Michèle transmit à sa fille Clémentine à la mort du père (selon son vœu), et des dernières conversations échangées. Telle cette affirmation : « J’ai eu une belle vie, et je vais avoir une belle mort. Je n’ai aucune appréhension de la mort, tu sais. La seule chose qui m’inquiète, c’est que vous soyez tristes. Mais on a toujours du chagrin, quand quelqu’un meurt... c’est la vie. »
Ultime conversation
La préparation de la cérémonie d’enterrement est digne d’une œuvre d’art : peindre le cercueil en bleu (RAL 5002, pour être précis), habiller l’intérieur d’une ancienne housse de couette à fleurettes bleues et roses, graver sur le couvercle :
BERNARD MÉLOIS 1939-2023
à l’aide d’un pyrograveur acheté chez Action, puis dorer les lettres à la feuille.
« Quiconque a un jour observé une croûte de fromage au microscope ne peut se leurrer sur la vacuité de nos existences. En regardant à travers la lunette, on voit des acariens (appelés « artisons ») vaquer à leur occupations. On ne sait quelles pensées s’agitent derrière leurs yeux noirs, ni vers quel rendez-vous ils se hâtent. On ignore s’ils ont des joies, des peurs ou des souvenirs. Mais en les regardant, on comprend que nous sommes, comme eux, des insectes insignifiants, voués à la mort et à l’oubli, perdus dans l’infinité de l’Univers sans cesse en expansion. Pour ne pas y penser, l’humain est obligé de faire diversion. » Pourtant, les jours précédant sa mort, Bernard Mélois semble les vivre pleinement, en conscience, sans fuite ni déni. Le récit s’achève d’ailleurs sur l’ultime conversation entre Bernard Mélois et sa fille Clémentine. Elle donnera son titre au livre :
Je suis mort, là ?
Non, pas encore Papa, mais c’est pour bientôt. Tu vas t’endormir, et tu ne te réveilleras pas.
Alors c’est bien.
Oui ! C’est bien ! Et ça fait un bien fou de lire ce récit de transmission, de loufoquerie et de joie partagées.
Christian Lejosne
(1) L’Arbalète gallimard, Août 2024
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