Des êtres inachevés
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Il me faut encore revenir sur Chroniques de l’oiseau à ressort (1) d’Haruki Murakami, lu cet été et dont je vous ai déjà parlé dans ma chronique du mois dernier.
L’autre, cet inconnu...
Ce roman relate l’histoire de Toru Okada, un gars d’une trentaine d’années, dont le chat disparaît subitement avant que ça ne soit Kumiko, sa femme, qui ne rentre pas chez eux après sa journée de travail. Quelques temps plus tôt, elle s’était mise en colère parce que son mari avait préparé, pour le repas, un sauté de bœuf aux poivrons. « Cette nuit-là, allongé dans le noir auprès de Kumiko, je me demandais en regardant le plafond, ce que je savais réellement de cette femme. Ma montre indiquait deux heures du matin. Kumiko dormait profondément. Moi, dans l’obscurité, je songeais au sauté de bœuf aux poivrons. Comment avais-je pu vivre en ignorant qu’elle ne supportait aucune de ces choses ? Certes, il s’agissait de détails parfaitement oiseux et, d’ordinaire, j’en aurais ri. Pourtant, ça me tracassait étrangement. Ça me gênait comme une arête de poisson coincée dans la gorge. » Que sait-on réellement de la femme avec qui l’on partage ses jours ou de nos proches ? C’est un des thèmes de ce gros roman de 825 pages, paru au Japon en 1994 et 1995 sous la forme de trois livres, et regroupés, dans leur traduction française, en un seul exemplaire.
Jusqu’où sommes-nous maître de nos actes ?
On y retrouve, comme dans d’autres romans de Murakami, un personnage principal solitaire et introverti, un être rationnel amené à vivre des expériences qui le sortent progressivement des rails de normalité et qui le poussent vers une introspection toujours plus profonde. « Quelque chose est en train de prendre forme progressivement autour de moi, je le sens. Tout est encore flou, mais il y a sûrement des liens entre de nombreux éléments. Cependant, je ne peux pas les saisir, ou les faire sortir de force. Je suis bien obligé d’attendre que ce soit un peu plus clair » déclare-t-il à la page 457. Il en faudra encore presque autant pour qu’une lueur apparaisse au bout du tunnel. Ou plutôt du puits au fond duquel l’auteur nous plonge avec quelques-uns des personnages. Comme s’il fallait creuser profondément en soi et se couper radicalement du monde pour parvenir à se connaître vraiment. Comme s’il fallait se défaire de sa personnalité, construite en dehors de soi, pour exister. « Il me semblait que je m’éloignais de moi-même un peu plus chaque jour. Parfois, je regardais longuement mes mains et les voyais devenir transparentes » constate Toru.
Des poupées mécaniques
L’oiseau à ressort du titre fait référence à un volatile qui, par son cri, remonte chaque matin les ressorts du monde (ki kii kiii). « Dans le monde de l’oiseau à ressort, le libre arbitre n’avait aucun sens. Telles des poupées mécaniques que l’on posait sur une table et dont on remontait le ressort, les êtres avançaient dans des directions qu’ils n’avaient pas choisies, accomplissant des actes qu’ils n’avaient jamais souhaités. Presque tous ceux qui se trouvaient à portée du cri de l’oiseau à ressort subissaient de terribles pertes, ou mourraient, comme des poupées avançant jusqu’au rebord d’une table et tombant dans le vide. »
Le sens de l’existence
Plusieurs fois, les questionnements du livre ont fait écho à mes propres préoccupations. Un personnage tente d’écrire l’histoire de son grand-père : « Mais pourquoi Cannelle écrivait-il des histoires ? Et pourquoi sous cette forme ? Pourquoi utiliser le terme « chroniques » ? Cependant, la lecture du seul chapitre 8 me permettait de supposer, quoique vaguement, ce que Cannelle recherchait à travers l’écriture : le sens de son existence. Et cette quête l’avait fait remonter jusqu’au temps d’avant sa naissance. Il fallait remplir les blancs qui existaient dans un passé hors de son atteinte. En écrivant lui-même ce qui s’était passé alors, il tentait de rétablir les chaînons manquants. »
Chroniques de l’oiseau à ressort est un roman qui aborde la face sombre de l’humanité. On y croise un tortionnaire, un violeur, un homme politique particulièrement malsain. Lire ce roman pendant la période électorale (qui a fait suite à la dissolution de l’Assemblée nationale) m’a plongé dans une drôle d’ambiance. Un homme politique dirigeait son pouvoir brutal à grande échelle contre la société, par le biais de la télévision et des autres médias. « Et maintenant, il voudrait se servir de ce pouvoir pour faire éclater au grand jour des tendances que la plupart des gens gardent enfouies en secret dans les ténèbres de leur inconscient. C’est là qu’est le véritable danger. Car ce qu’il fait émerger chez les gens est entaché fatalement de violence et de sang. C’est lié directement aux profondeurs les plus noires de l’histoire humaine, et cela a pour effet de détruire les gens en masse, et de les égarer. » Lisant cela, je parvenais de plus en plus difficilement à distinguer la réalité de la fiction.
Dans le monde selon Murakami, réalité et fiction se mélangent inexorablement pour dessiner le portrait d’êtres inachevés dont quelques-uns tentent de s’améliorer. Certains, parfois, y parviennent.
Christian Lejosne
(1) Belfond, 2012 (paru en poche chez 10/18 en 2014)