Éclats de vérité

lundi 3 octobre 2022
par  Christian LEJOSNE
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Pour certaines personnes, c’est le travail d’une vie que de faire éclater la vérité. Sorj Chalandon est de cette trempe-là. Journaliste à Libération puis au Canard enchaîné, ses livres sont tendus vers le même objectif dont, inlassablement, l’auteur s’approche par touches successives. Enfant de salaud (1), son dernier roman, offre enfin la clé de l’ensemble de son œuvre. L’occasion, pour moi, d’ajouter une fibre à la tresse qu’est devenue Un fil rouge (2).

La légende de nos traîtres
Mon traître (2008) est un livre rapide, tranchant comme une arme (Sorj Chalandon a été reporter de guerre, ça se sent dans son écriture). Une tragédie au cœur battant qui parle d’amitié, de secret et de trahison, sur fond de guerre en Irlande. Une histoire inspirée de faits réels vécus par l’auteur. Antoine, jeune luthier parisien, se lie d’amitié avec des combattants de l’IRA. Un lien fort se noue avec Tyrone Meehan, devenu, pour Antoine, une sorte de père symbolique. Tyrone l’appelle « Fils ». Lorsqu’il va en Irlande, Antoine dort dans le lit du fils de Tyrone, emprisonné pour son engagement politique. Et puis un jour, Tyrone est démasqué : depuis vingt ans ce militant de l’IRA pactise avec les services secrets britanniques. Doux euphémisme pour désigner un traître. Dans la vraie vie, Tyrone se nomme Dennis. Antoine s’appelle Sorj ; il n’est pas luthier mais journaliste... Cette trahison parut-elle plus ignoble à Antoine-Sorj parce que Tyrone-Dennis jouait le rôle de substitut de père ? Écrire Mon traître ne calma ni la colère ni le ressentiment de Sorj qui dut remettre le couvert, trois ans plus tard, avec Retour à Killybegs (2011). La même histoire, cette fois racontée du point de vue du traître. Dans une interview, Sorj Chalandon dit que cela lui a permis « de faire les deux chemins. Grâce à ce livre-là, j’ai refermé sa tombe. Peut-être qu’un jour, j’en arriverai à penser qu’un traître est une victime de guerre. Je n’ai pas envie de lui pardonner, de l’excuser. Maintenant que j’ai partagé tout cela avec lui, je suis plus tranquille. Je peux faire le deuil de ma rancœur. » La trahison de Tyron-Dennis fut d’autant plus difficile à digérer pour Sorj Chalandon que son propre père lui ayant fait croire, enfant, qu’il avait exercé de glorieuses professions : footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, conseiller personnel du général de Gaulle. Cette imposture, Sorj Chalandon la romance dans Profession du père (2015).

Entre les deux livres sur l’Irlande paraît La légende de nos pères (2009). Un ancien journaliste de La Voix du Nord, reconverti en biographe de personnes ordinaires, est sollicité pour écrire la vie d’un ancien résistant lillois. Au fur et à mesure de leurs séances d’entretiens, le biographe se met à douter des dires du résistant. Mais, est-ce le rôle d’un biographe de mettre en cause les déclarations de son client, même si ce dernier ne dit pas la vérité ? Vers la fin du livre, Sorj Chalandon écrit : « Lors du dernier entretien, je ne notais même plus les propos de Beuzaboc [le soi-disant résistant]. J’étais ailleurs, je marchais sur d’autres terres. Je reprenais ma vie et mes mots. L’histoire de mon père, le silence de mon père. Je portais cette souffrance en moi depuis tellement de temps. Je savais maintenant. Il était l’heure. » Il faudra encore treize ans pour que ces mots prémonitoires fassent enfin converger l’œuvre et la vie de Sorj Chalandon.

Un tombeau de papier
Treize longues années pour que le voile du mystère qui nimbe les romans de Sorj Chalandon se lève et qu’apparaisse enfin l’origine de la malédiction des personnages de ses romans. Ses doubles de papier et leur irrémédiable rencontre avec la trahison. Car cette fois, malgré le mot « roman » inscrit sous le titre du livre, Enfant de salaud (2021) c’est bel et bien l’histoire autobiographique de son auteur. Celle d’un fils, sonné jusqu’au vertige par les histoires rocambolesques que son père lui raconte, le soir dans sa chambre, sur la vie qu’il avait menée avant la naissance de son fils. En particulier celles qui s’étaient déroulées pendant la Seconde Guerre mondiale, où il fut tout à la fois, soldat perdu de l’armée française coincé dans le port de Dunkerque façon Week-end à Zuydcoote, membre de la Légion tricolore sous Pétain, soldat volontaire de l’armée allemande avant d’entrer dans un réseau de résistants peu de temps avant la fin de la guerre. Un méli-mélo invérifiable pour un enfant de dix ans. Surtout après les révélations de son grand-père (le père de son père) lui ayant dit un jour : « Ton père pendant la guerre, il était du mauvais côté. » Plus tard, alors qu’il se croit mourant, le père avouera à son fils, devenu adulte, avoir combattu dans la division Charlemagne de la Waffen-SS, aux prises avec la chute de Berlin. C’est finalement dans le dossier judiciaire de son père, « condamné à un an de prison en 1945 pour avoir sciemment accompli en temps de guerre des actes de nature à porter atteinte à la défense nationale » que le fils, devenu journaliste, découvrira la vérité sur son géniteur. Enfant de salaud est la pièce manquante d’un puzzle, le dernier morceau d’un miroir éclaté qui laisse enfin apparaître le visage maltraitant d’un père dont le fils a tenté de prolonger le plus longtemps possible la légende. Lors de l’émission 28 minutes sur Arte, peu après la sortie du livre, Sorj Chalandon dira : « Tous mes livres sont le tombeau de mon père. » Et, reprenant quasiment mot pour mot ce qu’il avait dit après avoir écrit dix années plus tôt Retour à Killybegs, il ajoutera : « Tout ceci fait partie d’un chemin qui est le deuil de la rancœur. »

Pour nous, insatiables lecteurs de Sorj Chalandon, il nous reste à attendre la parution de son prochain roman en espérant qu’il relate ce qui, aujourd’hui encore, demeure inconnu : les raisons qui ont conduit son père, alors âgé d’une vingtaine d’années, à endosser, entre 1939 et 1945, cinq uniformes militaires différents, puis à passer le reste de sa vie à raconter tout autre chose. Traçant ainsi « le deuxième chemin », celui qui éclairerait les zones d’ombre d’un père et permettrait d’éteindre, enfin, la rancœur d’un fils.

Christian Lejosne

(1) Tous les livres de Sorj Chalandon ont paru chez Grasset puis au Livre de poche (sauf, à ce jour, le dernier)
(2) L’Harmattan, 2017, Sous-titre : Ce qui lie l’œuvre d’un auteur à son enfance selon la théorie d’Alice Miller ; à retrouver ICI.


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