Le pire cauchemar

mardi 3 mai 2022
par  Christian LEJOSNE
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Les premières bombes sont tombées sur la ville voisine. Je voyais monter dans le ciel un nuage de fumée. Le bruit des avions s’est rapproché jusqu’à devenir assourdissant et une bombe est tombée cinquante mètres devant la maison. Et de cet endroit, une autre bombe s’est élevée dans le ciel passant par-dessus la maison (comme si elle rebondissait), et est allée exploser derrière nous. J’ai doucement poussé mon grand-père pour refermer la porte d’entrée afin de nous protéger du souffle de l’explosion. C’est à cet instant que je me suis réveillé. Mon cœur battait fort. Mon rêve (ou plutôt mon cauchemar) se déroulait dans la maison de mes grands-parents maternels, dans une scène qui a réellement existé et que mon père m’avait racontée alors que j’écrivais Le Fil, un récit croisant son enfance et la mienne.

Acte inaugural
Mes parents s’étaient connus dans une usine où se fabriquaient des horloges et des réveils. Tous deux s’y rendaient à vélo. Voilà ce que racontait mon père : « J’ai accompagné Renée au travail pendant plusieurs années. Petit à petit, nous avions raccourci la distance entre notre arrêt et la maison qu’elle habitait. Je la raccompagnais maintenant jusque devant chez elle. Vers la fin de la guerre, en 1944, un avion anglais a bombardé l’hôtel de l’Univers, dans le centre d’Arras, où des grosses têtes allemandes étaient logées. Une des bombes est tombée pas loin de nous, alors qu’on causait devant la maison de Renée. D’un seul coup, la porte de maison s’est ouverte et son père est apparu sur le seuil : ’’Allez, allez ! Restez pas dehors, vous allez vous faire tuer ! Rentrez tout de suite. Descendez dans la cave ! ’’ C’est comme ça que j’ai mis les pieds chez mes futurs beaux-parents pour la première fois. En visitant leur cave. » Elle n’est pas bien grande cette cave. Environ 3 mètres sur 2 ; au sol, de la terre battue. J’imagine mes futurs parents, abandonnant pêle-mêle leurs vélos devant la maison, passant devant le grand-père qui referme la porte derrière eux, descendant l’escalier de briques rouges et se retrouvant serrés dans la cave, serrés les uns contre les autres : mes grands-parents, leurs enfants déjà grands (Renée a 22 ans, Jacques 21 et Christiane 15, Louise, l’aînée, n’habitait plus là, elle était déjà mariée) plus mon père (19 ans) qui ne connaît aucun d’entre eux à part son à peine fiancée. Malgré les avions tournant dans le ciel, le silence les sépare, tous leurs regards tournés vers le soupirail dans l’espoir que les bombes enfin se taisent. Je viens de vérifier sur Internet la période où ça se passe : 15 bombardements alliés ont eu lieu entre le 27 avril et le 13 juin 1944 sur le secteur d’Arras, faisant au total 111 morts et de nombreux blessés, endommageant 2800 immeubles et en détruisant totalement 255. Le récit de ce bombardement que mon père me fit alors que je l’interrogeais sur sa jeunesse, je l’ai repris tel quel, quelques années plus tard, dans Le silence a le poids des larmes un essai tentant de relater la secrète histoire de mon grand-père maternel. Mon frère, qui vient d’écrire pour ses petits-enfants un livre racontant Un siècle d’histoire familiale, cite également cet extrait. Bien que cela se soit déroulé 14 ans avant ma naissance (7 ans avant celle de ce frère et 4 ans avant celle de mon frère aîné), ce fut bel et bien l’acte inaugural de nos vies : l’officialisation par ses futurs beaux-parents de la liaison que mon père entretenait avec celle qui deviendrait sa femme (et notre future mère). Je suis d’une génération qui n’a pas connu la guerre et pourtant, lorsque celle-ci résonne à nouveau à nos portes, son impensable souvenir vient visiter mes nuits.

Une certaine coloration de la vie
Dans son dernier livre Le laboureur et les mangeurs de vent (1), Boris Cyrulnik écrit que l’on extrait du monde réel ce que notre histoire a mis en lumière. « Le choix d’un objet de science n’est pas étranger à l’histoire de vie du chercheur. Bien au contraire, les événements de son enfance l’ont rendu sensible à un type de faits qu’il agence pour en faire le thème de ses recherches. » On pourrait sans peine étendre ce principe : le choix d’un objet d’écriture n’est pas étranger à l’histoire de vie de celui qui écrit. Les événements de son enfance l’ont rendu sensible à un type de faits qu’il agence pour en faire le thème de ses livres... D’une manière générale, ce que nous vivons dans notre enfance donne une certaine coloration à la suite de notre vie. Pour Boris Cyrulnik, « la connotation affective de la perception du réel s’acquiert lors de notre petite enfance quand la niche sensorielle des 1000 premiers jours imprègne dans notre psychisme un sentiment de plaisir à vivre lorsqu’elle est stable et structurée. Quand un malheur familial ou social a appauvri la niche sensorielle des 1000 premiers jours, l’enfant insécurisé perçoit comme une alerte tout ce qui vient du monde extérieur. Si le petit a été précocement sécurisé, il ressent la même information comme un jeu ou une invitation à explorer. » Lorsqu’ils atteignent l’âge où ils sont capables de verbaliser leurs expériences, les enfants qui ont été insécurisés composent des récits de persécution. S’ils demeurent isolés, leur monde douloureux pourra prendre la forme d’une paranoïa. Ils se rebelleront, alors, par un acte de légitime défense qui les mènera à agresser celui à qui ils attribuent leur mal-être. Ils se sentiront mieux s’ils découvrent un ’’sauveur’’ (gourou, leader politique...) qui leur dira que leur malheur provient d’autres qui sont différents d’eux (Juifs, Arabes, étrangers...). « Désigner un agresseur provoque un étrange bien-être, une bonne opinion de soi, une clarté qui n’a pas besoin de validation. Le courant qui emporte ces idées suffit à donner du bonheur aux mangeurs de vent qui se nourrissent de phrases toutes faites » écrit encore Boris Cyrulnik. Durant la dernière campagne électorale pour la présidentielle, les arguments d’une certaine madame La Haine, cherchant dans l’étranger un bouc-émissaire responsable de tous les maux de la société, en a été un triste exemple. La propagande de Poutine qui couvre le bruit des bombes de la guerre en Ukraine avec son vocabulaire truqué (parlant d’opération militaire spéciale pour dénazifier le pays) en est un autre ! Des propos absorbés jusqu’à plus soif par des mangeurs de vent. Gageons qu’il reste assez de laboureurs ayant les pieds sur terre pour construire une réalité différente...

Christian Lejosne

(1) Éditions Odile Jacob, 2022


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