Les 2 David contre Goliath

jeudi 31 mars 2022
par  Christian LEJOSNE
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Imaginez un monde où l’on travaille deux à quatre heures par jour et où l’on consacre son temps libéré à créer des objets artistiques, se cultiver et conforter ses relations conviviales. Imaginez une société où les fonctions régaliennes (police, justice) soient assurées de façon tournante par l’ensemble des citoyens (les discriminations y deviennent impossibles, chacun se retrouvant dans la position de subir les brimades injustifiées qu’il aurait infligées précédemment à un autre). Imaginez une administration locale dont le rôle principal serait d’identifier et de soutenir les personnes ayant vécu des difficultés (maladie, accident, handicap...) en répartissant la production de façon à limiter les inégalités. Imaginez une population mettant en œuvre des stratégies empêchant qu’une classe dirigeante n’émerge et ne se renforce (responsabilités tournantes, épreuves subies par tout aspirant politicien afin de réduire son ego...). Imaginez que les guerres se règlent par le jeu ou par des combats sans armes avant de s’arrêter à la fin de la saison. Vous vous dites sans doute que cela est totalement utopique... Pourtant ces différentes formes de vie sociale ont bel et bien existé par le passé à travers le vaste monde. Et plus souvent qu’on ne l’imagine. Certains anthropologues (Pierre Clastres, Christopher Boehm) affirment même que 95% de notre histoire se serait déroulée au sein de « sociétés d’égaux ». Cela ne se sait pas et c’est bien dommage, car si les humains sont parvenus par le passé à inventer des formes de vie sociale égalitaires et non autoritaires, rien n’empêche d’imaginer que nous soyons encore aujourd’hui capables d’une telle inventivité. C’est la thèse euphorisante développée par David Wengrow, archéologue et David Greaber, anthropologue (1), dans un livre de 745 pages intitulé Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité (2). Un pavé dans la mare du récit sur l’origine et le cheminement des humains qui domine depuis plus de deux siècles.

Déconstruire nos mythes
Le monde est une construction sur laquelle reposent nos institutions et qui structure nos façons de vivre et de penser. Depuis le XVIIIe siècle (la Révolution française et l’essor du capitalisme), deux versions coexistent et s’opposent sur l’origine de l’humanité. Selon l’une, l’homme serait demeuré « égalitaire » tant qu’il était chasseur-cueilleur vivant en petites unités et il aurait perdu son innocence avec l’apparition de l’agriculture, le développement des premières villes puis des États (JJ. Rousseau, Second discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité - 1754). Selon l’autre, les hommes étant des êtres égoïstes, l’état de nature devait être un état de guerre de tous contre tous que seuls des dispositifs répressifs (gouvernements, tribunaux, police, administration) auraient permis de réguler (Thomas Hobbes, Le Léviathan – 1651). Avec des points de départ opposés, ces deux récits aboutissent à un résultat étonnamment analogue : celui d’une approche évolutionniste de l’histoire. Pour nos deux auteurs contemporains, ce récit des origines a beau être celui qui domine encore aujourd’hui, il n’en demeure pas moins qu’il est faux. Les découvertes archéologiques des quarante dernières années basées sur de nouvelles techniques de recherche viendraient étayer la thèse des deux David, lourdement étayée par un index bibliographique de plus de 1000 références, thèse sur laquelle ils ont travaillé pendant plus de dix années.

Des êtres capables de se transformer
Je me contenterai ici de relever quelques aspects de leur argumentation. 1. Il existait une grande variété dans la façon de vivre des chasseurs-pêcheurs-cueilleurs, résidant dans différents endroits de la planète. Certains valorisaient le loisir par rapport au travail, pour d’autres c’était le contraire. Certains étaient cupides quand d’autres refusaient accumulation des biens et propriété privée. Certains privilégiaient leur intérieur, d’autres les créations collectives. Certaines sociétés étaient fortement hiérarchisées quand d’autres se moquaient ouvertement de leurs chefs. 2. Le blé et l’orge ont compté parmi les premières cultures domestiquées il y a environ 10.000 ans dans le Croissant fertile (correspondant à la Palestine, Israël et le Liban actuels). Mais ce que l’on nomme « révolution agricole » c’est à dire le passage à la sédentarité par la stabilisation agricole a pris plus de 3.000 ans (un peu long pour nommer cela « révolution »), car les cueilleurs considéraient le travail agricole comme trop contraignant et ne l’adoptaient que par intermittence. 3. L’organisation verticale des sociétés (États, villes) fondée sur des monarques surhumains serait surévaluée. Les recherches archéologiques montrent que ces systèmes hiérarchisés sont limités à de très petites zones ; la majeure partie des sociétés s’organisaient d’une façon plus horizontale et égalitaire. 4. La violence et la guerre sont demeurées des situations relativement rares au long de la préhistoire. 5. L’organisation sociale changeait du tout au tout en fonction des saisons, pouvant passer d’un mode hiérarchisé dans les périodes de regroupements à un mode égalitaire lorsque le groupe se scindait en petites unités pour la cueillette et la chasse ; ces changements successifs permettant de prendre de la distance par rapport à la façon de vivre.

Revoir notre copie
Le livre ne tranche pas sur les raisons qui ont conduit les humains à réduire toujours plus leurs libertés élémentaires au point qu’aujourd’hui peu de gens sont capables de se représenter comment ils pourraient vivre en exerçant pleinement leurs trois libertés élémentaires (celle de partir s’installer ailleurs, celle d’ignorer les ordres donnés par d’autres ou d’y désobéir, celle de façonner des réalités sociales nouvelles et radicalement différentes). Mais le simple fait de savoir que, pendant des millénaires, des sociétés sont parvenues à les maintenir vivantes nous offre l’espoir de pouvoir à nouveau les activer.

Christian Lejosne

(1) David Graeber est mort peu après avoir mis le point final à ce livre
(2) Éditions Les Liens qui libèrent, novembre 2021, 745 pages
David Wengrow était l’invité de l’émission La Grande table des idées sur France Culture. A écouter sur : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/david-wengrow


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