Résilience d’une double humiliation

lundi 22 novembre 2021
par  Paul MASSON
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La chronique Le livre de la métamorphose de Christian Lesjosne m’a conduit à lire Changer : méthode [1]. C’est le premier livre d’Édouard Louis que je lis. Quand est sorti En finir avec Eddy Bellegueul [2] on a tellement parlé de cette histoire de sous-prolétaire qui rendait compte de son enfance malheureuse... Le battage et le succès du livre ne m’avaient pas donné envie de le lire…. Pensant ( peut-être à tord ) que son succès était lié à un sens de la séduction de l’auteur qui savait dire ce qu’il fallait dire pour toucher l’émotion et faire vendre… Donc, beaucoup de préjugés de ma part.

Mais revenons à Changer : méthode en essayant d’en parler pour ce qui est écrit car je suis conditionné par des comparaisons qui s’imposent à moi. D’abord ce livre n’est pas comme ceux d’Annie Ernaux, une histoire personnelle qui restitue une époque et rend compte d’une névrose de classe [3]. Il n’est pas, non plus, Retour à Reims, ce livre où Didier Eribon revient sur son départ puis retour à son milieu d’origine. Il avait été rejeté par son père du fait de son homosexualité. S’il y a des points communs entre ces trois auteur.es, l’histoire d’Édouard Louis, telle qu’il la restitue dans Changer : méthode, est celle d’un enfant homosexuel de milieu sous-prolétaire qui fait tout pour échapper à la pauvreté et vivre sa sexualité.
Après plusieurs livres autobiographiques, l’auteur revient une nouvelle fois sur l’histoire de sa vie. A travers plusieurs manières de se raconter, il cherche à s’en saisir, se l’approprier. Il contribue, en nous restituant cette histoire à reconstituer une image de soi plus valorisante que celle qui lui a été renvoyée pendant toute son enfance. Ce travail est plus proche de celui qui se fait lors d’une psychanalyse que d’une approche sociologique ou psychologique. Ce faisant, il raconte un parcours personnel riche et original. L’écriture est limpide, lectrices et lecteurs peuvent trouver des intérêts différents dans cette lecture.
Personnellement j’y ai d’abord perçu la peur d’un homme qui enfant a subi une double humiliation : celle de son milieu sous-prolétaire et celle liée à son orientation sexuelle. J’ai été frappé par l’acharnement vital d’un être qui veut échapper à la pauvreté et à l’humiliation. J’ai été ému par la quête maladroite d’une personne qui cherche à être enfin reconnue. La fuite permanente de l’auteur lui semble la seule solution pour survivre. En deux fois, suite à une réussite de promotion sociale, il utilise la formule Tu es sauvé. Faute de référence pour savoir comment se comporter dans un nouveau cadre, l’imitation de celles et ceux chez qui il arrive est sa manière de s’adapter. Comédien il joue des rôles. Un peu plus confiant en lui, il veut alors dépasser ceux qu’il imite. Leur montrer que je pouvais faire des choses qu’aucun d’entre eux n’avait pu faire (p 112). Il cherche à venger l’enfant humilié qu’il a été. Cette course pour aller plus loin, le conduit de ruptures en ruptures.
Il n’échappe pas à la honte [4] inscrite dans la culture des classes opprimées. Ce jour où tu m’avais appris à tenir mes couverts, je ne disais rien, j’avais appris à me taire. Je souriais pour cacher la honte en essayant de ne plus ouvrir la bouche… Est-ce que tu me laisseras prendre rendez-vous pour toi dans un cabinet de dentiste ?...oui, oui… La honte coulait sur mon visage, mais j’étais heureux, si tu savais comme j’étais bouleversé (p 266)
Il revient régulièrement sur la manière dont nos origines culturelles sont inscrites dans nos corps. Nos corps les révèlent et démasque le jeu d’acteur de l’imitateur.

Le dernier chapitre laisse entrevoir que sa famille d’origine était porteuse également d’autres choses que l’humiliation. L’auteur le sent, il ne l’a probablement pas encore exploré. Le chemin de l’ émancipation est un long chemin.


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[1Changer : méthode Édouard Louis - Seuil - Sept 2021

[2En finir avec Eddy Bellegueul Édouard Louis - Seuil - janv 2014

[4La honte est également le titre d’un ouvrage d’Annie Ernaux.