Chacun dans son auto [2/2]

dimanche 6 juin 2021
par  Christian LEJOSNE
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Selon la thèse d’Ivan Illich, si l’on intègre l’ensemble des coûts liés à son achat et à son entretien, la vitesse réelle de l’automobile n’est guère plus rapide que celle du piéton (voir L’Air de rien n°156). Pourquoi, nous qui pensons être des acteurs économiques rationnels, opérerait-on un choix aussi irrationnel ? Tout simplement parce que dans les relations humaines et sociales, la rationalité n’a pas grand-chose à faire ! Et cela pour trois raisons principales dans le cas précis de l’automobile.

En premier lieu, parce que la voiture individuelle est devenue au cours du XXème siècle un monopole radical pour reprendre les termes d’Illich. Pour aller d’un point A à un point B dans un délai raisonnable, vous n’avez bien souvent pas d’autre solution que de prendre votre véhicule. Il n’en a, pourtant, pas toujours été ainsi. Le premier mode de transport en commun en milieu urbain fut le tramway. Tracté par des animaux dans la première moitié du XIXème siècle, la traction mécanique (à vapeur puis électrique) en fait un moyen de déplacement adapté à la vie des citadins qui ne tardent pas à se l’approprier. Au début du XXème siècle, on le trouve dans presque toutes les villes occidentales. En 1902, les tramways américains, urbains et interurbains, véhiculaient annuellement 5 milliards de passagers sur 35.000 km de lignes électrifiées. Le tramway de Strasbourg comptait 234 km de lignes en 1930 (1). C’est un mode de transport propre, rapide, relativement confortable et peu onéreux pour ses utilisateurs. Autre avantage, il perturbe peu l’environnement urbain et sa présence cohabite sans mal avec les piétons. Le basculement du transport collectif au transport individuel se joue d’abord aux États-Unis. Dans les années 1920, les Ford T, premières voitures à être fabriquées en série dans les usines de Detroit, envahissent les rues des villes américaines. Elles ralentissent la marche des tramways et génèrent des dégâts sur les routes dont l’entretien, historiquement, revient aux compagnies de tramways qui payent des redevances de plus en plus conséquentes aux municipalités. Au début des années 1930, des entreprises liées à l’automobile et au pétrole (General Motors, Standard Oil, Firestone) rachètent les compagnies de tramways d’une cinquantaine de villes. Leur seul objectif : supprimer les tramways afin d’ouvrir de nouveaux débouchés à l’industrie automobile. C’est ainsi que la voiture individuelle prend le monopole de l’espace urbain américain. (2) Le plan Marshall, venant en aide aux pays d’Europe dévastés par la guerre 1939-1945, apporte avec lui l’American way of life. Les ventes de voitures explosent. Elles sont, en France, multipliées par dix entre 1949 et 1973 où elles occupent l’espace urbain au détriment des piétons, condamnés à descendre sur la chaussée pour éviter les panneaux de signalisation plantés sur les trottoirs étroits (ou les panneaux d’affichage faisant la publicité des automobiles).
En second lieu, on pourrait se demander ce qu’est véritablement un délai raisonnable pour se déplacer ? Car, si l’on sort de la logique de l’urgence, il serait possible de se déplacer moins vite qu’en voiture, en dépensant moins et sans que cela ne soit un problème. Le triomphe du consumérisme a éclipsé de puissants mouvements sociaux pour la réduction drastique du temps de travail. Ces voix alternatives n’ont guère été entendues (2). Les énormes gains de productivité liés à la mécanisation du travail auraient pu être consacrés à une réduction significative du temps de travail. Alfred Marshall (un économiste américain reconnu) préconisait, en 1893, de réduire la journée de travail à 6 heures et même à 4 heures pour les métiers pénibles. En France, Léo Lagrange plaidait, en 1936, pour davantage de loisirs. Mais après 1945, la reconstruction de l’Europe dévastée incita les syndicats à renoncer à la réduction du temps de travail en échange d’une augmentation de la consommation. Deux générations plus tard, cette alternative ne se pose même plus. Chacun (de ceux qui ont un boulot) doit travailler plus et vivre vite pour obtenir son lot de produits et services consommables. Nous sommes aujourd’hui convaincus que le temps, c’est vraiment de l’argent.
Pourquoi, enfin, changer de véhicule quand celui que l’on possède convient encore très bien ? Parce que, selon certains chercheurs (3), notre soif de distinction sociale serait insatiable. Les inventeurs du marketing l’ont bien compris, ils nous vantent sans fin les mérites de l’innovation. A tel point que, selon une étude du WWF (4), les constructeurs automobiles ont diffusé près de 4 heures d’antenne télé chaque jour de l’année 2019 pour vanter les mérites des SUV, ces véhicules tout terrain aux allures de 4x4, qui consomment 20% de CO2 de plus que leur équivalent standard du fait de leur poids et de leur motorisation. Et ça marche ! Leurs ventes sont passées, ces 10 dernières années, de 5 à 40% en totale contradiction avec l’Accord de Paris sur le climat.

Voilà comment, en un siècle, la voiture individuelle s’est imposée à nous. Rien ne devrait changer à l’avenir. Les constructeurs automobiles s’adaptent aux goûts du jour et nous font déjà rêver de la voiture du futur. Elle sera électrique et ne dégagera plus de CO2 (en fait, sa construction en dégage encore beaucoup et l’électricité, selon son mode de production, en produit également). Chacun pourra ainsi continuer à passer une bonne partie de sa vie à la perdre... Quant à l’Accord de Paris, la France a dépassé le seuil d’émission de CO2 qu’elle s’était engagée à respecter pour l’ensemble de l’année 2021... c’était le 5 mars dernier.

Christian Lejosne

(1) Source Wikipédia
(2) L’événement Anthropocène de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, Points-Seuil Histoire, 2016
(3) L’économiste Thorstein Veblen (1857-1929) parle de « consommation ostentatoire »
(4) L’obsession de la publicité pour les SUV


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