Chacun dans son bocal

vendredi 2 avril 2021
par  Christian LEJOSNE
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Le Covid a envahi nos vies depuis maintenant une année. Il a radicalement transformé nos habitudes. Alors que débute un troisième confinement, si l’on parvenait à se regarder de l’extérieur, on pourrait nous confondre avec des poissons rouges tournant en rond dans des aquariums. Chacun le sien. On échangerait par signes, de bocal à bocal, dans une forme dégradée de communication. Impossible de sortir du bocal, nous dépendons du bon vouloir de la main qui, parfois, laisse tomber à la surface de l’eau quelque chose que l’on croit bon pour nous (masque, test, vaccin...). Périodiquement, derrière la lucarne apparaît l’Oracle qui prédit notre avenir (jours de guerre, jours heureux, jour sans fin, jours meilleurs, c’est selon !) sans que quiconque ne sache s’il s’agit d’un programme rationnel qui va réellement changer notre avenir ou de la fumeuse logorrhée d’une cartomancienne voulant nous faire croire à ses prophéties autoréalisatrices. Et nous patientons, en silence, derrière la vitre au-delà de laquelle nous entrevoyons ce qui reste de la vie. L’image est peu flatteuse, j’en conviens. Je ne la prolongerai pas davantage...

Profitant du temps de cerveau disponible qui m’est offert par la vie au ralenti imposée par le virus, je viens de terminer la lecture d’un essai dans lequel il est écrit : « La gestion bureaucratique de la survie humaine est un choix acceptable d’un point de vue éthique ou politique. Il se peut que les technocrates soient chargés de conduire le troupeau au bord de l’abîme, c’est-à-dire de fixer des limites multidimensionnelles à la croissance, juste en-deçà du seuil de l’autodestruction. Une telle fantaisie suicidaire maintiendrait le système industriel au plus haut degré de productivité qui soit endurable.  » Ce qui précède n’est que l’avant-goût de ce qui suit. Ouvrez grandes vos oreilles (ou plutôt vos yeux), la suite est déroutante : « De la naissance à la mort, l’humanité serait confinée dans l’école permanente étendue à l’échelle du monde, traitée à vie dans le grand hôpital planétaire et reliée jour et nuit à d’implacables chaînes de communication. » Maintenant, si je vous demandais quand a été écrit ce texte ? vous seriez nombreux à répondre « en 2020 » et vous n’y seriez pas du tout ! Cet essai a été publié en 1973 et a pour titre La convivialité. (1)

L’auteur de la critique de cette société du futur – cette dystopie, comme on dit aujourd’hui – s’appelle Ivan Illich (1926-2002) et il n’a rien d’un auteur de science-fiction. C’est un prêtre devenu philosophe, penseur de l’écologie politique (le premier, sans doute !). Sa critique de la société industrielle (aujourd’hui on dirait société technologique) n’a jamais été aussi actuelle. La thèse développée par Illich repose sur l’idée qu’au-delà d’un certain seuil, les institutions éloignent leurs ’’clients’’ des fins pour lesquelles elles ont été conçues. Cette contre-productivité s’amplifie avec leur taille et l’intensité de la dépendance dans laquelle elles placent chaque utilisateur.

Appliquées à la situation présente, nous pourrions déduire des thèses d’Illich plusieurs points :

1. Passé un certain seuil, le système productif intensif, sous couvert de nous offrir plus de bonheurs matériels, apporte en fait plus de désorganisation, de maladies et de morts.
2. En misant sur la rentabilité de court terme et la compression des coûts, les politiques de santé publique ont négligé la prévention. (2) La suppression des stocks stratégiques de masques a empêché, dès l’apparition du virus, que sa transmission ne soit limitée.
3. En recourant à des solutions hautement technologiques, les populations deviennent toujours plus dépendantes d’outils informatiques qui leur échappent, qu’il s’agisse de télétravail, d’applications de contrôle ou d’intelligence artificielle.

Serons-nous capables collectivement de stopper cette fuite en avant du monde globalisé ? Dans l’essai précédemment cité, Ivan Illich considère conviviale « une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » Selon lui, l’homme vivant au sein d’une telle société accepte de limiter ses désirs, de vivre selon une sobriété volontaire où l’austérité est une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. Dans un monde fini, il ne peut exister une croissance infinie et seule l’acceptation de limites peut permettre à la société de durer.

En ces temps confinés, lire ou relire Ivan Illich permet d’entrevoir là où notre société s’est fourvoyée et d’en envisager une autre, plus vivable...

(à suivre...)

Christian Lejosne

(1) Édition Points-Seuil, 1973
(2) Lire à ce sujet De la démocratie en Pandémie de Barbara Stiegler, Gallimard, Tracts, Janvier 2021


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