Les quatre vies d’Henri

samedi 2 janvier 2021
par  Christian LEJOSNE
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Il a donc fallu, mon cher Henri, que tu attrapes la retraite pour te mettre à publier tes écrits, toi que l’on identifiait jusqu’alors comme un homme de paroles. Dans Coïncidences, un métier, un quartier, un engagement (1), tu reviens sur tes quarante années de partage avec La Paillade, ce quartier populaire de Montpellier qui t’a successivement vu jouer le rôle de jeune instituteur, de coordonnateur de zone d’éducation prioritaire, avant de terminer ta carrière en tant qu’employé municipal au sein de la direction de l’éducation. Le tout ponctué d’engagements associatifs aussi divers que variés. Sans compter ce qui fait le sel de ton expérience : avoir vécu et habiter encore ce quartier. Sensibles, l’un et l’autre, assurément, vous l’êtes. Nul hasard donc dans ces « coïncidences ». Juste des rencontres improbables qui, à coup sûr, ont changé des vies. La tienne, en premier lieu.
Je t’ai côtoyé, Henri, aux différentes fonctions que tu as occupées ces vingt dernières années... En recourant à un abécédaire sommaire (issu du même tonneau que la « guitare sommaire » de Bobby Lapointe, célèbre barde de Pézenas), je tente de mettre mes pas dans ceux de l’instituteur que tu as été et que, toute ta vie, dans l’âme tu es resté. Un proverbe indien affirme qu’il faut marcher sept jours dans les pas d’un homme pour commencer à le connaître. Je mesure ici la difficulté de ma (dé)marche...

Accent
Originaire de l’Aveyron, tes mots roulent sous ta langue avant même que la phrase ne fuse d’entre les poils de ta moustache. Là réside peut-être le fait qu’après que tu te sois exprimé, ton interlocuteur pressent, derrière tes propos rationnels, un sens caché plus spirituel qui ne cesse alors de l’interroger.

Bois
« Tête de bois » disait-on naguère pour désigner une personne obstinée. Obstiné, à coup sûr, tu l’es mais sans ostentation. Tu as plus d’un tour dans ton sac, même s’il s’agit d’un tour à bois sur lequel, à tes heures perdues (on se demande légitimement quand ?) tu façonnes hêtre, peuplier ou olivier pour en extraire des pièces uniques. Chez les Quatrefages, l’artisanat demeure une insti-tution.

Coïncidences
On appartient au monde avant de s’appartenir. Voilà qui relativise les initiatives que l’on croyait originales et les resitue dans la dictature du contexte qui les a vu naître. Oui, je pense avec d’autres, que la pensée nous vient de l’extérieur par l’entremise de la coïncidence que je n’abandonne ni à la chance, ni au hasard, ni à Dieu ni à Diable inventés par les hommes devant l’indicible découverte de coïncidences. (1)

Dieu
Le Dieu auquel je crois est celui qui a créé la main de l’homme avec cinq doigts pour qu’elle s’adapte aux gants tricotés par ma mère. (2)

Émancipation
Les mots École ou Éducation, Élève ou Enseignant auraient pu, ici, prendre place. Mais ils renvoient à des moyens ou des statuts figés. Tel le sage qui regarde la lune et pas le doigt qui la montre, toi, tu regardes au loin, l’utopie émancipatrice qui transforme dans un même mouvement l’enseigné et l’enseignant.

Fages
Fages, fagus, fayard vient de l’arbre, du hêtre, et quatre sans aucun doute du lieu-dit aux quatre fages qui situait des habitants jusqu’à les identifier dans leur état civil. Mon patronyme Quatrefages est la racine de ma préférence pour le droit du sol plutôt que du sang. (2)

Habitant
Je me sens bien dans le quartier de la Paillade auquel j’appartiens. Derrière le banal « qu’est-ce que tu deviens ? » que je lance en même temps qu’une poignée de main amicale à un ancien élève, se cache, je le sais, la question plus complexe, « qu’est-ce qui vient de moi dans ce que tu es devenu ? » Une façon d’évaluer, 20 ans, 30 ans, 40 ans après, la trace – ou la responsabilité – de mon action institutrice. (1)

Moustache
J’aimerais, pour parler de toi, paraphraser cette chanson que Jean Ferrat dédia à son ami Georges Brassens : « Est-ce un reflet de ta moustache ou bien tes cris de « mort-aux-vaches » qui les séduit ? ». Bien que chez toi la culture l’emporte toujours sur la nature, j’ai découvert au détour de ton Memorandum (2), une photo de ton grand-père paternel qui m’a fait comprendre qu’au-delà du nom et du prénom que vous partagez, la moustache est également symbole de filiation. Tu tailles la tienne à sa façon. L’émancipation ayant chez toi fait son œuvre, tu as, par contre, taillé ta route comme tu l’entendais...

Oxford (humour british ou aveyronnais ?)
Le métier d’instituteur a renforcé mon attachement aux lieux, aux autres et justifie ma difficulté à partir. Avec humour et une auto dérision qui désespèrent mes proches, je me décris comme un grand voyageur : « J’ai habité successivement Heidelberg, Barcelone, Oxford ... » C’est vrai ! Mais ces noms de grandes villes européennes sont ceux des écoles de la Paillade dans lesquelles j’ai été logé. (1)

Parole
Comme notre cousin québécois Gilles Vignault, tu dis « les choses de tous les jours avec les mots du dimanche ». Homme de paroles, tu es sans conteste. Tu connais l’ambivalent pouvoir des mots qui élèvent les consciences mais peuvent aussi blesser. Ce qui est dit est dit (cochon qui s’en dédie !). Ce que tu aimes dans le mot dit, c’est avant tout qu’il provoque la rencontre... Puis, advienne que pourra !

Valéry (Université Paul)
Dans un mémoire de Maîtrise que, tardivement dans ta vie professionnelle, tu réalisas à la Faculté de Montpellier, tu tentas d’identifier l’évolution du métier, lorsque celui-ci passa du statut d’instituteur à celui de professeur des écoles : Je voulais mesurer, mètre à la main, la distance que chaque enseignant des écoles de la Paillade parcourait le matin, de son lieu de résidence jusqu’à son lieu d’exercice professionnel. La matrice fondatrice logeait l’instituteur dans l’école et tous les villages gardent la trace du bâtiment de la Mairie avec, à l’étage, au-dessus des classes et du secrétariat, le logement du maître. A la Paillade, c’est en bout de bâtiment que l’école abritait quatre ou cinq logements prioritairement attribués aux directrices et directeurs. L’évolution de cette distance au cours des décennies 80, 90 et 2000 coïncidait-elle avec la fin des logements de fonction ? Si le professeur des écoles ne pouvait plus habiter l’école de droit, pourquoi n’habitait-il plus le quartier ? Quel nouveau rapport entretenait-il avec le lieu de vie de ses élèves et de leurs parents ? Les chiffres furent sans surprise. En 1980, trois enseignants sur quatre habitaient Montpellier et près de 60% la Paillade. Ils ne seront plus qu’un sur deux à habiter Montpellier et moins de 10% à la Paillade en 2000. (1) Sans le savoir et bien avant de l’avoir lu, tu perpétuais la méthode sociologique empruntée, dans les années 60, par Edgar Morin lorsqu’il tenta de cerner l’irruption de la modernité dans la petite commune bretonne de Plozevet. (3)

Transmettre
Le « Bonjour maître » plein de respect et de complicité d’un ancien élève, je l’accepte. Maître, je ne l’étais que d’École et dans le but que mes élèves puissent l’être un jour de leur vie. J’assume la part qui me revient dans les actions de ma vie professionnelle, associative et militante. Ceux qui s’engagent aujourd’hui ne peuvent ignorer l’histoire qui les a précédés. Ceux qui l’ont vécue ne peuvent s’affranchir du devoir de la transmettre puis de l’obligation de laisser (de) la place. (1)

Au-delà des quatre fages de ta généalogie, c’est finalement cet acharnement viscéral à transmettre du savoir, des méthodes et des valeurs, qui me semble unir les quatre vies qui ont façonné ton être au cœur de la Paillade. Quartier qu’à ton tour tu contribuas à façonner. Au point que l’on peut légitimement se demander lequel des deux façonna le plus l’autre.

Christian Lejosne

(1) Éditions Domens, novembre 2020
(2) Memorandum, éditions Domens, juillet 2018 (tirage limité)
(3) La métamorphose de Plozevet, Fayard, 1967


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