Des êtres limités

mercredi 7 mars 2007
par  Christian LEJOSNE
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"N’oubliez pas que vous allez mourir" disait Louis JOUVET pour stimuler la créativité de ses élèves. Hervé, l’animateur de notre atelier d’écriture (1) va plus loin encore. « Imaginez que vous êtes mort, allongé sur votre lit, dans votre maison, absent de l’écriture, absent du texte. Les gens qui vous veillaient sont partis, ils vont revenir. Décrivez la maison, le jardin, sans vous, sans présence humaine » était le cadre qui a donné naissance au texte « Dedans Dehors » que je vous propose ci-dessous. S’ajoutaient à cette commande beaucoup de consignes formelles (2). A la séance précédente, la commande était quasiment inversée « je ne meurs pas. Cependant, mon existence est limitée ». Cette fois-là , Hervé ne donnait pas de consigne de forme. Cela donne le second texte « Un avenir radieux ».

Dedans

Sur une table en bois, sept tasses maladroitement disposées forment une sorte d’ovale. Autour d’elles, des ronds de café s’entrelacent en une géométrie inachevée. La cafetière de porcelaine trône au centre, victorieuse – de son bec verseur un dernier filet de vapeur s’échappe. La table est ronde, des sièges disparates l’entourent. Sur l’un d’eux, un coussin élimé garde la forme en creux d’un derrière imposant : présence de l’absence.
Près de la fenêtre qui s’ouvre sur le jardin, un livre ouvert est posé sur l’accoudoir d’un canapé usé – sa couverture sans titre semble regarder au dehors, des poussières virevoltent dans l’air, prisonnières d’un rayon de lumière qui tente d’atteindre le livre comme pour le réchauffer. Dans une pièce voisine, longtemps retentit une sonnerie de téléphone – puis elle se tait : son cri n’a rien troublé.

Dehors

La tiédeur du jardin entre par la fenêtre ouverte. Un banc de pierre usé contemple un parterre de rosiers : des pétales ont déjà rejoint le sol humide. Une dalle en ciment, couverte de mousse épaisse étire sa fissure béante en un long serpentement. Une légère brise agite mollement les feuilles d’un olivier malingre – son teint métallique bruisse de mille éclats.

D’un robinet d’acier sortant de terre, gros comme le poing d’un homme, un filet d’eau s’écoule, tombe en rebondissant et mouille un gravillon brillant. Plus loin, sur la pelouse, un tuyau d’arrosage serpente entre les fleurs, s’approche des tulipes, évite les dahlias – et finit sa course noyé dans un tonneau de fer, rouillé de part en part. Un lierre qui n’a pas d’âge grimpe au mur du fond : il s’agrippe et s’étend – le grignote sans fin.

Un avenir radieux

Je marchais. Je marchais depuis des jours. Je marchais depuis des jours et des nuits. Je marchais depuis une éternité. Aussi loin que je me souvienne, dans le plus reculé arrière recoin de mon cerveau, dans la plus lointaine et sinueuse inter-connection de mes ancêtres de neurones, j’ai le souvenir de la marche. Je crois profondément que, de toute éternité, la marche a été notre raison d’être.
C’est un fait. Un fait indiscutable. C’est d’ailleurs un fait indiscuté. Personne n’en parle Jamais. Une sorte de tabou. Un truc lourd qu’on traîne, qu’on porte sur ses épaules. Comme une boule à l’estomac ; une sorte d’aigreur. Un renvoi qui ne veut pas venir, qui reste bloqué en dedans. Qu’on garde au chaud. Comme un secret de fabrication. Un secret de famille. Quelque chose d’impensable à dire avec des mots, en regardant l’autre droit dans les yeux (d’ailleurs, essayez de marcher en regardant quelqu’un dans les yeux, vous m’en direz des nouvelles). Un truc impensable. Un truc impensé. Une pensée interdite, non dite, non pensée. Comme un vide incommensurable…
Alors nous marchons. Nous marchons pour oublier que notre condition nous condamne à marcher. Un pas après l’autre, un pas suivant l’autre, chacun marchant dans le pas de celui qui le précède. A un pas d’intervalle. En cadence. En rythme régulier, ni trop vite, ni trop lentement. Les pas, ça n’est pas ce qu’il y a de plus compliqué. Une fois qu’on est lancé, le corps marche tout seul. L’inertie est une loi imparable. Vous vous lancez et votre corps continue tout seul très longtemps. Et puis il y a le soutien des autres. Marcher en groupe, l’un derrière l’autre, ça facilite le déplacement. Très vite, même le moins dégourdi comprend où se trouve son intérêt : marcher dans le pas de celui qui précède, trouver la bonne distance, se caler dans sa carrure, se fondre dans son ombre, éviter que son corps ne dépasse du sien, limiter la prise au vent. Ce sont des gestes machinaux, que l’on fait de toute éternité. Des trucs innés. Des mémoires archaïques qui nous viennent de la nuit des temps ; de quand nous marchions dans l’obscurité profonde ; de quand nous marchions dans un monde peu sûr, dans un monde chaotique, en pleines mutations, en pleine expansion. Peut-être même encore avant, quand nous marchions sur rien, sur le vide du néant. C’était une autre époque.
Aujourd’hui, ça n’est plus pareil. Les choses se sont stabilisées. On marche sur du dur, sur du solide. On sait mieux où l’on va. On perd moins de temps. Vous pensez, avec le temps, on s’organise. On trouve des petites combines, des arrangements pour avancer en dépensant le minimum d’énergie, en y mettant le moins possible d’intention. C’est un truc qui s’apprend avec le temps. Même si je sais pertinemment que l’on pourrait faire beaucoup mieux avec un peu plus d’expérience, avec un peu plus d’entraînement. Mais nous sommes patients. Ça pour sûr, nous sommes patients. Et chaque jour, notre démarche s’améliore. Et rien ne nous presse. L’important est dans le geste. L’important est dans le mouvement. Dans le déplacement du groupe qui avance pas à pas, à la queue leu leu ; chacun bien à sa place, derrière celui qui le devance ; devant celui qui le suit. Dans une interminable file humaine ; à perte de vue devant ; à perte de vue derrière.
On parle peu. Parler ne sert pas à grand-chose. Parler, c’est souvent du temps perdu. C’est prendre le risque de l’inattention. Et l’inattention est mère de toutes les bévues, de tous les faux mouvements, comme sortir du rang ou marcher sur le pied de celui qui précède. On est tous passé par là un jour ou l’autre. Certains y ont même parfois trouvé un peu de plaisir. Un peu seulement et ça ne durait jamais longtemps. Bien vite, ils rentraient dans le rang. Rien ne sert de se faire remarquer. Avec l’expérience, on apprend que tout cela est inutile, que se distinguer ne procure qu’un intérêt relatif, ponctuel, éphémère. Se distinguer dans la durée est beaucoup plus difficile à tenir. C’est même totalement impossible. Il y a toujours à un moment ou un autre, quelqu’un qui en fait plus que vous. Alors vous retombez dans l’anonymat. Et ça, c’est le plus difficile à supporter. A force, nous sommes devenus raisonnables car tout le monde connaissant tout le monde, chacun s’en tient à ce qu’il est. Personne n’en fait plus que l’autre. Personne n’en fait moins que l’autre non plus d’ailleurs. Et comme ça, tout va très bien. C’est une question d’état d’esprit. D’esprit d’équipe. D’esprit de corps. Chez nous, on a le sens du collectif et le respect de l’individu. Chacun est à sa place. Chacun respecte chacun. Ça forme un grand tout de respect. D’ailleurs, c’est devenu très simple. La règle de base qu’il suffit d’appliquer pour que tout marche normalement, c’est de se fondre dans le pas de celui qui précède. Comme une extrême empathie. C’est devenu un sixième sens que l’on a développé. Une capacité à s’oublier totalement, à s’identifier complètement à celui qui précède. Vous ne pouvez pas imaginer comme c’est reposant. Rien à tenter, rien à risquer. Le bonheur pour tous à partager en parts identiquement égales pour les siècles des siècles.
Je crois que nous marchons vers un avenir radieux. Je sens que nous progressons vers cet état de plénitude qui nous rend chaque jour un peu meilleur avec nous même et avec les autres. Notre marche s’en trouve ainsi améliorée. Remarquez comme notre marche est encore plus sereine qu’elle ne l’était tout à l’heure. J’ai foi en l’avenir et je sens que cette certitude est totalement partagée. C’est pourquoi nous marchons d’un pas si décidé.

Paradoxe de l’écriture et paradoxe de la vie : ce sont les contraintes qui poussent à la création ; et l’absence de limites qui la restreigne. De quoi cogiter jusqu’à la prochaine chronique, non ?

Christian LEJOSNE

(1) Atelier d’écriture encadré par Hervé PIEKARSKI Boutique d’écriture de Montpellier (Peuple & Culture) : boutiq-ecr@wanadoo.fr

(2) Un agrégat, un conglomérat composé de : 11 lignes, 7 points, 9 virgules, 3 tirets, 2 fois deux points. Tout autre signe de ponctuation est interdit (y compris les guillemets).


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