Aux temps du corona [2]

mercredi 29 avril 2020
par  Christian LEJOSNE
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Je voulais écrire une nouvelle. J’avais prévu de l’appeler L’amour aux temps du corona, en référence au livre de Gabriel Garcia Marquez, tout en me demandant Est-ce qu’on fait des vers avec l’actualité immédiate ? pour reprendre les paroles d’une chanson de Jacques Bertin. Poète, est-ce ton rôle de témoigner pour le feu qui naît ? continuait-il. Intitulée A Besançon, la chanson s’adressait aux ouvriers de chez LIP qui produisaient des montres et les vendaient dans leur usine occupée. Une chanson écrite en 1974, autant dire il y a une éternité... C’était dans le monde d’avant. La nouvelle démarrait comme ça :

Deux jeunes gens s’aiment aux temps du corona. David et Coralie vivent séparément, chacun habitant dans un lieu différent de la même ville. Durant le confinement, David, qui a tant besoin de bouger (les entraînements de football sont à l’arrêt et c’est un déchirement de ne plus retrouver les copains sur le terrain) pratique assidûment le tri et le rangement. Ça lui donne l’illusion de s’activer. Activité ô combien désagréable en temps normal qu’il aimait repousser sans fin. Ce faisant, il se rend compte de l’inutilité d’innombrables d’objets en tous genres et documents de toutes sortes qu’il conservait par habitude. Il vide ses armoires, retourne chaque tiroir, épluche les piles de papiers et magazines sportifs qu’il a accumulés. Une fois remisés, tous ces objets inutiles apportent à David la preuve que certains meubles, dans lesquels il les entassait ou sur lesquels il les exposait, deviennent eux-mêmes inutiles. David les descend à la cave, en attendant que la déchetterie soit à nouveau ouverte. Après quoi, il se trouve vivre mieux dans un logement épuré. Il se sent plus libre de ses mouvements et, faute de pouvoir participer aux entraînements de son club, il peut au moins respirer un air plus pur, dans un espace devenu plus grand. Parfois, il sort son ballon du placard et tente de jouer le plus silencieusement possible sans que la balle ne touche le sol ou les murs. Son jeu finit par ressembler à une sorte de chorégraphie uniquement rythmée par le son mat du ballon frappé par la pointe de ses pieds.
Coralie aussi a fait du tri. Mais comme elle vit en colocation et que ses affaires tiennent dans neuf mètres carrés, la chose a été vite réglée. Elle se tourne donc vers d’autres activités. Elle lit de gros volumes au nombre incalculable de pages. Redécouvre les paysages familiers qu’elle ne voyait plus : un arbre en fleurs à l’autre bout de la rue et dont la vue, de la fenêtre de cuisine, permet de ressentir ce que peut être le paradis (si seulement il existe). Bavarde sans fin avec une ancienne amie avec qui la dernière conversation sérieuse remontait à plusieurs années. Joue avec ses colocataires à des jeux de société couverts de poussière que l’une d’elles a découverts au fond d’un placard. Envoie des messages à ses proches et leur montre des signes d’attention que ni elle, ni eux, n’auraient pu imaginer possibles quelques semaines plus tôt. Comme si les mots échangés avaient pris une nouvelle épaisseur. Respire un air redevenu pur en sortant de chez elle pour faire les courses alimentaires. Se surprend à écouter le chant des oiseaux que le brouhaha habituel rendait inaudible. Regarde défiler les nuages dans le ciel au-dessus de la rue déserte. Comme beaucoup de monde en cette période d’inactivité forcée, Coralie s’autorise enfin à rêver.

Ainsi, David et Coralie parviennent à passer le premier mois de confinement sans trop de difficultés. Mais quand le président annonce la prolongation du confinement pour un mois supplémentaire, la séparation leur devient insupportable. David envoie alors à Coralie ce SMS : « C’est notre coronanniversaire ! Retrouvons-nous sous notre arbre... à minuit ! » Le message semble codé mais pour eux deux, il est limpide. A minuit sonnante, ils se rejoignent dans leur jardin public favori, sous l’arbre où ils ont fait l’amour pour la première fois quelques années auparavant. Ce ne sont pas des jeunes irresponsables, ils prennent des précautions, adoptent les gestes barrières comme on dit alors, ne s’embrassent pas, du moins pas sur la bouche, mais cela laisse tout de même une certaine marge de manœuvre. Ça a même un côté excitant pour les corps d’inventer de nouvelles façons de se comporter, de se caresser, de se toucher, sans qu’une langue ne rencontre une autre langue, une bouche une autre bouche. Bref, ils sont jeunes et ils s’aiment et ils continuent à rire et à vivre de façon légère au temps du corona. Un jour, de retour d’une nouvelle escapade nocturne, David rentrera chez lui avec, en guise de masque, la petite culotte en coton de Coralie, les deux emmanchures pour les jambes coincées derrière les oreilles. Personne parmi les personnes qu’il croisera sur son chemin ne s’étonnera du drôle de masque qu’il arbore. Cette nuit-là, ils font l’amour précautionneusement : avec préservatif et sans s’embrasser.

— Merde ! s’exclame tout à coup David contemplant son sexe d’un air horrifié, j’ai pété la capote. Il ne le sait pas encore mais cette expression restera dans les annales... Coralie tente de le rassurer. Ça n’est pas la première fois qu’ils prennent des risques et jusque-là, tout s’est toujours bien passé. Ce qui signifie pour Coralie qu’elle ne s’est jamais retrouvée enceinte.
Ils sont nus, allongés dans l’herbe du parc public.
— Tu te souviens de la soirée avec Gino et Carmen ? dit David à voix basse. C’était la première fois qu’on parlait de ce fichu virus.
— Oui, je me souviens très bien. On était tous un peu beurrés et la discussion n’a pas été très loin.
— Exact ! On n’y croyait pas trop. On prenait ça comme un épouvantail agité par les médias pour ne pas parler du mouvement contre la réforme des retraites.
— Parle pour toi, David ! Gino était déjà inquiet à l’époque. Il l’a été plus encore quand l’Italie, où réside une partie de sa famille, a commencé à être touchée. C’est toi qui était dans le déni. Tu ne voulais pas voir.
David a un geste de recul. Il n’aime pas être remis en cause. Après quelques secondes, Coralie pose à nouveau sa tête contre l’épaule de David.
— C’était quand, le match de foot auquel tu as assisté en prenant le train pour Lyon alors que l’alerte était déjà flagrante ? demande Coralie d’une petite voix que David perçoit comme ironique.
— Lyon-Turin ! C’était le 26 février... Plus de trois mille Italiens avaient fait le voyage jusqu’à Lyon. Rétrospectivement, ça paraît dingue ! Mais dix jours plus tard, Macron assistait, avec sa femme, à une pièce de théâtre à Paris et disait à la sortie qu’il n’y avait aucune raison de modifier nos habitudes. J’ai peut-être fait l’autruche, mais tu vois, je ne suis pas le seul ! Moi, je n’étais pas au courant de la situation, mais lui, si !
— Panem et circenses ! dit Coralie.
— Quoi ? fait David.
— Ça veut dire ’’Du pain et des jeux !’’ reprend Coralie. Ça fait deux mille ans que les puissants gouvernent de cette façon, non ? Le match a été maintenu pour flatter les amateurs de foot et endormir la population...
David ne répond pas. Décidément, Coralie me cherche, pense-t-il, se mettant tout à coup dans la peau de la Fédération Française de Football et du gouvernement.
— Combien de temps va-t-on encore rester confinés ? demande-t-il, un peu lâchement, pour faire diversion.
— Bien malin qui a la réponse, répond Coralie, dans un murmure.

Elle tourne la tête. La nuit est claire. Une lune ronde fluorescente répand une clarté diffuse, comme dans une photo solarisée. Tous deux contemplent la nature, silencieuse, l’arbre au-dessus de leur tête, son tronc vigoureux qui abrite leurs ébats et sur lequel ils se souviennent avoir gravé leurs noms, avec un vieil opinel, au centre d’un cœur barré d’une flèche : CORALIE-DAVID 19 avril. Dans leur élan, ils avaient oublié d’inscrire l’année. Quand on aime on ne compte pas, le temps est suspendu. Avec le recul, ils trouvent leur geste un peu nunuche, mais c’était leur première fois et ça compte une première fois alors, il faut se pardonner les gestes ridicules que l’on a parfois. C’est ce qu’ils pensent. Ils y pensent d’autant plus qu’autour d’eux et partout dans le monde, à ce moment, la mort rôde. Ils se le disent au même moment et leurs paroles se chevauchent. Cela les fait rire, cette parole sortie au même moment de leurs deux bouches.

Coralie se lève et cherche sur le tronc de l’arbre l’endroit précis où ils ont gravé leur inscription trois ans auparavant. L’arbre a vieilli, lui aussi est malade. Son tronc s’est déformé. A plusieurs endroits, des renflements sont apparus. Tout à coup Coralie voit l’inscription et se fige.
— Viens voir, chuchote-t-elle à son amant.
David se lève et la rejoint. Il serre son corps contre le dos de Coralie. Tous deux observent, médusés, l’inscription subsistant au milieu des boursouflures : CO VID 19

Voilà comment démarrait la nouvelle... Le plus dur, maintenant, est d’imaginer leur vie après. Et la nôtre, par la même occasion... (à suivre, donc).


la suite : ICI



Si vous avez manqué le début : Aux temps du corona [1]


Documents joints

Aux temps du corona [2]

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